Un texte signé Philippe Delvaux

UK - 1971 - Ken Russell
Titres alternatifs : The Devils
Interprètes : Oliver Reed, Vanessa Redgrave, Dudley Sutton, Max Adrian, Gemma Jones, Murray Melvin, Christopher Logue, Graham Armitage

DossierOffscreen 2014retrospective

Les diables

Fin de la guerre entre catholiques et protestants sous Louis XIII. Le cardinal de Richelieu veut affermir le pouvoir en le centralisant, ce qui passe par le démantèlement des fortifications érigées un peu partout au France. A Loudun, le prêtre Urbain Grandier (Oliver Reed), successeur du gouverneur, est un fervent défenseur des remparts, qu’il voit comme une indispensable protection des libertés de la ville. Aussi s’oppose-t-il au baron de Laubardemont (Dudley Sutton), l’émissaire de Richelieu, chargé du démantèlement. Fin stratège, Laubardemont cherchera donc à faire tomber ce Grandier qui lui barre le chemin. Grandier est un bon vivant et les vœux de célibats ne comptent guère pour lui. Bel homme, il attise les fantasmes de nombreuses femmes, jusqu’aux couventines de l’ordre de Ursulines. Leur mère supérieure, Sœur Jeanne (Gemma Jones), névrosée et rejetée par Grandier, cherchera vengeance, manipulée par Laubardemont, lequel s’allie en outre au père d’une femme mise enceinte et abandonnée par notre prêtre et à deux charlatans rabroués par icelui. Leur plan pour faire tomber l’impudent : lui faire porter le chapeau d’une pseudo possession démoniaque qui se serait emparé du couvent des Ursulines.

En 1971, Ken Russell est encore porté par le triomphe de son WOMEN IN LOVE (1969), qui fait obtenir un oscar à son actrice Glenda Jackson. Il a donc les mains libres et un budget conséquent. Il reprend donc Glenda Jackson en 1970 pour sa biographie controversée de Tchaïkovski, THE MUSIC LOVERS, et Oliver Reed l’année suivante pour LES DIABLES qui nous occupent ici. Oliver Reed qui sera d’ailleurs un fidèle de Ken Russell puisqu’on le retrouvera encore dans TOMMY (ainsi que, pour de courtes apparitions, dans LIZSTOMANIA et MAHLER).

Les excès répressifs de la religion sont dans l’air du temps de cette époque contestataire, spécialement en Angleterre où deux autres œuvres évoquant les tortures religieuses l’ont précédé : Dès 1968, Michael Reeves signe LE GRAND INQUISITEUR et en 1970, Michael Armstrong réalise THE MARK OF THE DEVIL.

LES DIABLES proposent un spectacle irrévérencieux, iconoclaste et, à certains égards anti religieux… mais ne rejetant certainement pas la foi pour autant : Grandier trouve ou retrouve le chemin de dieu après avoir concilié les amours terrestres avec la défense de l’intérêt collectif. Il porte le message du Christ, dans une forme certes non approuvée par l’église, mais sans doute plus proche de celle voulue par Jésus. Plus encore, torturé par Laubardemont et l’inquisiteur Barre, il s’élève lui-même au martyre, payant au prix de ses souffrances son intégrité et la défense de l’intérêt de ses concitoyens. Rappelons que Ken Kussell était lui-même catholique. Ce qui n’empêche pas, comme on le voit, un regard acerbe. Parmi les nombreuses attaques des errements de la religion, la scène qui voit un riche loudunais amener une châsse contenant une relique pour exorciser le démon du couvent. Face à elle, les nonnes retrouvent leurs esprits, le mal est chassé… avant que le coffret ne s’ouvre, révélant qu’il ne renferme en réalité nulle relique. La duplicité des nonnes et de Barre a été mise à jour. Tout le monde comprend que la possession n’est qu’une mascarade et que le procès n’est que politique.

Une critique de la religion sur le mode de l’outrance, voilà qui n’est pas sans évoquer un autre exemple anglais célèbre, et qui fera également un malheur au box-office, mais sur le mode de la comédie cette fois : le célèbre THE LIFE OF BRIAN que tourneront les Monty Python quelques années après LES DIABLES.

La critique des DIABLES ne s’adresse d’ailleurs pas qu’à l’organisation religieuse, les habitants de Loudun étaient fort peu enclins à défendre leur propre liberté, préférant se distraire du procès expéditif et truqué de Grandier. Si les Loudunais se raillent des sbires du cardinal et de la folie des nonnes, ils ne défendent pas pour autant leurs murailles. Dans une époque de forte contestation, Russell semble nous dire que la dénonciation ne suffit pas, il faut agir pour défendre ses convictions. Une leçon toujours d’actualité.
Outre son côté politique, le scénario a l’intelligence de faire apparaitre d’autres causes à la chute de Grandier : la famille d’une femme mise enceinte et abandonnée par Grandier s’allie à Laubardemont, des charlatans chassés par le prêtre se jurent de provoquer sa perte, et la mère supérieures de Ursulines est dévorée de désir, de folie et de jalousie après que Grandier ait refusé de devenir le confesseur du couvent. Ces éléments scénaristiques, parfaitement amenés, reposent sur les diverses hypothèses et éléments de contexte historiques avancés pour expliquer l’affaire de Loudun. Outre l’élément politique, on sait que la ville fut touchée par la peste, que Grandier était un homme à femmes, que sœur Jeanne était difforme et sans doute schizophrène…

L’affaire de Loudun est un événement historique, qui a été largement repris ensuite par la littérature. Le scénario se base d’ailleurs sur plusieurs ouvrages consacrés à ce scandale, dont « The devils of Loudun » d’Aldous Huxley et la pièce « The devils » de John Whiting. Le cinéma s’est emparé à plusieurs reprises de l’affaire : dès 1961, avec MÈRE JEANNE DES ANGES de Jerzy Kawalerowicz et deux téléfilms français : LES MYSTÈRES DE LOUDUN (Gérard Bergez, 1976), et, contemporain des DIABLES, LA POSSÉDÉE (Eric Le Hung, 1971). En 1969, Un opéra allemand est consacré à l’affaire de Loudun, « Die teufel von Loudun » de Pederecki. Il se base lui aussi sur l’ouvrage d’Aldous Huxley et la pièce de Whiting, sources du film de Ken Russel. Une captation pour la télévision allemande en est tirée (éditée depuis en dvd). Grand amateur de musique, Ken Russell l’a-t-il vu ?

La représentation des mœurs dissolues de l’église, de la soif de pouvoir, la manipulation religieuse à des fins politiques, l’aliénation des vœux de célibat et du confinement dans un couvent, les orgies, la répression et les tortures, le sadisme des uns et le masochisme des autres … tous ce qui irrigue LES DIABLES va très vite se cristalliser en un genre particulier du cinéma crapoteux : le nunsploitation est occupé à naitre (deux ans avant LES DIABLES, Eriprando Visconti signait déjà un premier essai avec LES NONNES DE MONZA). Dérivation du women in prison dont les bases ont été jetées par le Jess Franco de 99 FEMMES, le nunsploitation développera à l’envi les histoires de nonnes frustrées ou délurées, mais systématiquement opprimées dans d’innombrables productions des années ’70.

LES DIABLES est le chef d’œuvre de Ken Russel, ainsi qu’un de ses films les plus connus, les plus controversés, les plus mutilés… et quasi invisible dans sa version d’origine.

Avant même sa présentation à la censure, le studio fait retirer certaines scènes. Ensuite, dès sa sortie en Angleterre, le film est mutilé par la très sourcilleuse censure britannique, ce qu’il en reste est interdit aux moins de 18 ans et le film est même interdit de projections par plusieurs villes. Ce qui n’empêche nullement un triomphe public, LES DIABLES finissant l’année 4e au box-office anglais. Fait quasi unique dans l’histoire du cinéma, le producteur Warner tente de saborder la sortie de ce qui constitue pourtant un énorme succès commercial. Aux Etats-Unis, le film est encore bien plus censuré.

En 2004, Ken Russell reconstitue le montage originel des DIABLES, celui qui précédait les censures diverses et n’a donc pas été exploité en salle à l’époque. Ce montage complet de 117 minutes n’a depuis été montré qu’à deux reprises à Londres. En dehors de ces deux projections, d’après les spécialistes venus présenter le film à Offscreen, le studio n’autorise toujours pas l’exploitation de cette version.

Pourtant, le festival Offscreen 2014 a réussi l’exploit de la programmer. Sans doute en cachette car LES DIABLES n’était pas annoncé au programme dans leur version complète. Le festival a monté une riche rétrospective Ken Russell et a fait venir des spécialistes de son cinéma, qui disposaient dans leurs bagages de ladite version. Les heureux spectateurs ont donc bien pu mesurer le caractère exceptionnel de cette projection.

Pour le reste, LES DIABLES ont bien bénéficié en 2012 d’une sortie dvd anglaise, dans un montage dit « X », c’est-à-dire correspondant au cut cinéma originel anglais de 111 minutes, avant passage à la censure. C’est certes bien mieux que les versions salles charcutées d’époque, mais il est dommage que Warner n’ait pas autorisé l’exploitation de la version vraiment complète. En France en 2014, il n’a par contre toujours connu aucune exploitation en dvd en encore moins Blu Ray.

Que contient donc de plus ce montage complet ? Sans souci d’exhaustivité (et sans avoir pu comparer en temps utile avec le montage de 111 minutes), on évoquera la fameuse scène que Warner coupa avant même présentation du film à la censure et qu’on a cru perdue jusqu’à sa redécouverte en 2002, où les nonnes, en plein délire orgiaque, se masturbent sur une statue d’un Jésus crucifié. L’autre scène réinsérée devrait être celle, à la fin, où, dans un geste ironique d’humiliation suprême, Laubardemont donne à sœur Jeanne le fémur de Grandier, à la forme phallique évidente et dont celle-ci se sert comme olisbos. Cependant, le montage ne nous présente en réalité par graphiquement sœur Jeanne se masturbant avec ce fémur, se contentant de le suggérer.

Outre la mise en scène, l’interprétation habitée – voire pour certains protagonistes, hallucinée – la force du film et le courage de ses thématiques, LES DIABLES brillent encore par leur direction artistique. A ce sujet, on rappelle que les décors sont signés de Derek Jarman, alors encore débutant dans le cinéma, mais qui va bien vite trouver sa voie, elle aussi particulièrement remarquable. Il rempilera avec Ken Russell pour SAVAGE MESSIAH l’année suivante. Dans LES DIABLES, il construit un décor qui n’a rien à voir avec une quelconque véracité historique et s’inscrit plus dans une veine expressionniste. Un décor parfaitement exploité par Ken Russel, comme lorsqu’une scène nous montre mère Jeanne bossue et courbée sous une voute de son couvent. La difformité de son corps épouse la forme de la voute. La perversion de l’institution monacale, qui enferme les corps et les esprits finit par créer ces corps tordus et engendrer ces esprits malades.

En résumé, LES DIABLES réussit l’alliage parfait d’une forme élaborée à un fond toujours d’actualité. C’est un film essentiel que l’on ne saurait trop conseiller, même dans ses versions incomplètes. A voir absolument.

Retrouvez notre couverture du festival Offscreen 2014.


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- Article rédigé par : Philippe Delvaux

- Ses films préférés : Marquis, C’est Arrivé Près De Chez Vous, Princesse Mononoke, Sacré Graal, Conan le Barbare


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