Les inconnus dans la ville

Un texte signé Alexandre Lecouffe

Etats-Unis - 1955 - Richard Fleischer
Titres alternatifs : Violent Saturday
Interprètes : Victor Mature, Richard Egan, Stephen Mc Nally, Virginia Leith, Lee Marvin

A Bradenville, petite localité minière et paisible, nous suivons le quotidien de quelques habitants typiques. Fairchild, le très puissant propriétaire de la mine, se noie dans l’alcool pour oublier les infidélités de sa femme ; il courtise Linda, une vertueuse infirmière sur laquelle fantasme Harry Reeves, le veule et sournois directeur de la banque. De son côté, le sympathique Shelley, ingénieur à la mine, se heurte à son fils qui lui reproche de ne pas avoir combattu lors de la seconde guerre mondiale. Trois inconnus arrivent alors en ville et comptent bien rompre cette routine puisque leur intention est de dévaliser la banque le lendemain, en plein jour…

Fils du génie de l’animation Max Fleischer (l’inventeur de Betty Boop), Richard Fleischer a souvent été considéré comme un bon artisan doublé d’un technicien doué. Un regard sur l’ensemble de sa carrière (qui couvre quatre décennies, de 1946 à 1985) et sur les titres remarquables qui la constituent permet dorénavant de placer le cinéaste (décédé en 2006) au rang de maître. C’est en effet le qualificatif qui vient à l’esprit lorsque l’on revoit des œuvres aussi puissantes et modernes que 20 000 LIEUES SOUS LES MERS (1954), LES VIKINGS (1958) ou BARABBAS (1962). Ces grands films populaires ne doivent pas éclipser les titres plus difficiles, plus « sociaux » mais non moins excellents et novateurs de Richard Fleischer : LE GENIE DU MAL (1959), L’ETRANGLEUR DE BOSTON (1968) ou MANDINGO (1975). Brillant représentant du « Hollywood classique » pour lequel il signa de solides films noirs (ARMED CAR ROBBERY, 1954) ou de bons westerns (BANDIDO CABALLERO, 1956), notre réalisateur sut accompagner la modernité du cinéma américain (la vague du « Nouvel Hollywood » marquée par la contestation et le pessimisme) dès la fin des années soixante comme le montrent certaines œuvres citées plus haut auxquelles on peut ajouter les très sombres LES FLICS NE DORMENT PAS LA NUIT (1972) ou SOLEIL VERT (1973).

Lorsqu’il aborde le tournage de VIOLENT SATURDAY (le titre original du film qui nous concerne), Richard Fleischer jouit depuis peu d’une grande réputation de technicien hors-pair après la réalisation extrêmement complexe de 20 000 LIEUES SOUS LES MERS pour les studios Disney. Pour LES INCONNUS DANS LA VILLE, il choisit d’utiliser à nouveau le procédé Technicolor ainsi que le format Cinémascope alors tout récent et dont on peut dire que le réalisateur américain est le véritable pionnier. Ce double choix esthétique qui confère au long-métrage une patine chatoyante et une grande amplitude visuelle en fait également un objet tout à fait atypique du film noir auquel il appartient. Ici, pas de grande ville plus ou moins tentaculaire, pas de séquences nocturnes et magnétiques ni de règlements de comptes sanglants mais au contraire, le cadre rassurant et ensoleillé d’une petite bourgade entourée de montagnes. Filmé en grande partie en extérieur-jour, l’espace diégétique n’est jamais contaminé par la menace incarnée par les trois gangsters qui semblent même s’intégrer et se fondre à l’intérieur de ce décor harmonieux. La gestion optimale du format 2.35 par Richard Fleischer permet en effet d’établir un équilibre parfait au sein du cadre entre les différents personnages et les lieux emblématiques dans lesquels ils évoluent (le bar de nuit où nombre d’entre eux vont se croiser, l’intérieur de la banque, la ferme des Amish…). Le format large, qui donne au film une grande part de son cachet visuel, est employé de façon extrêmement riche et dynamique, le réalisateur parvenant à varier l’échelle des plans, à travailler la profondeur de champ et à privilégier les longs plans-séquences pour donner à son récit une remarquable fluidité. Ce dernier se caractérise par son aspect « choral », c’est-à-dire que nous suivons l’histoire de plusieurs protagonistes à l’importance narrative à peu près égale jusqu’à ce que leurs destins se croisent à un instant crucial ; dans LES INCONNUS DANS LA VILLE, ce moment se situe bien sûr lors de l’attaque de la banque. Outre ce dispositif assez original (plutôt rare à l’époque, il fut utilisé avec grand talent par William Wyler dans LES PLUS BELLES ANNEES DE NOTRE VIE, 1946), le film s’engage discrètement dans une veine proche de l’étude de mœurs de laquelle ne sont absents ni la satire (le comportement hypocrite et voyeur du banquier…) ni le mélodrame (les déchirements du couple Fairchild). Richard Fleischer, aidé par le très bon scénariste Sydney Boehm à qui l’on doit l’écriture du fameux REGLEMENTS DE COMPTES de Fritz Lang (1953), parvient à dresser un intéressant tableau de l’Amérique (blanche et aisée) de l’époque qui sous le vernis de l’opulence et de la quiétude cache des pensées ou des actes peu reluisants. Ce microcosme assez hétérogène est composé d’individus qui ont en commun d’être prisonniers de quelque chose ou de quelqu’un(e) ; dans ce contexte de crise, les trois « inconnus » tiendront un rôle catalyseur et leur action violente viendra symboliquement rééquilibrer ce qui menaçait de rompre ou d’imploser. Quitte à décevoir les amateurs de polars nerveux, précisons que ce n’est qu’en son dernier tiers que le métrage développe vraiment une intrigue de film noir avec successivement le hold-up meurtrier dans la banque, la prise en otage de Shelley et la fusillade dans la ferme Amish. Disons le clairement : cette dernière partie compte certaines séquences absolument stupéfiantes (les otages alignés, les yeux et la bouche couverts d’adhésif ; le revirement du fermier Amish interprété par Ernest Borgnine…) et le « gun-fight » final préfigure avec plus de dix ans d’avance la violence graphique que l’on retrouvera chez Don Siegel (A BOUT PORTANT, 1964) ou Sam Peckinpah (LES CHIENS DE PAILLE, 1971). Impossible pour terminer de ne pas citer la présence au générique du très sous-estimé Victor Mature ; souvent cantonné aux rôles de héros bibliques (SAMSON ET DALILA de Cecil B.De Mille, 1949), on oublie un peu qu’il sut se montrer plein de subtilité chez Josef von Sternberg (SHANGHAI GESTURE, 1941) et qu’il fut un inoubliable Doc Holiday chez John Ford (LA POURSUITE INFERNALE, 1946). LES INCONNUS DANS LA VILLE est également traversé par la silhouette et le charisme du grand Lee Marvin, parfait dans le rôle du gangster sadique (il écrase la main d’un enfant qui vient de le bousculer) et dont la manie de se pulvériser le nez pour soigner un rhume l’apparente à un dangereux toxicomane. Un film indispensable.


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- Article rédigé par : Alexandre Lecouffe

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