Les Maîtres de l’Epée

Un texte signé Philippe Delvaux

Hong-Kong - 1972 - Yueh Feng, Cheng Kang, Chang Cheh
Titres alternatifs : Trilogy of Swordmanship
Interprètes : Yueh Hua, Meng Liang, Gao Bo-shu, Shih Szu, Lo lieh, Jin Han, Lily Ho, Li Xiao-tsung, Ti Lung, Wang Chung, David Chiang

L’ARC DE FER
Ying Ying et sa mère tiennent une auberge où Shih Shao-peng, le fils du préfet local, vient régulièrement les importuner. Il veut absolument épouser la jeune fille. Celle-ci et sa mère repoussent inlassablement les ardeurs de l’importun. Pour s’en débarrasser, elles mettent comme condition au mariage que Shih Shao-peng maîtrise l’arc en fer légué par le père de Ying Ying. Arrive alors en ville un voyageur, bon combattant … et archer de talent.
Ce segment qui ouvre LES MAÎTRES DE L’ÉPÉE est également celui qui souffre le plus du format de court métrage. En effet, le scénario développé par Ge Rui-Fen intègre bien mal les contingences temporelles. Aussi ce sketch se termine-t-il de façon pour le moins abrupte, après avoir tracé des pistes qui ne seront pas exploitées. L’autre défaut vient du peu de caractérisation des personnages : il y a le méchant et puissant fonctionnaire, le gentil voyageur et les exploitantes de l’auberge à la fois héroïnes et victimes des manigances du premier-cité. Tout cela est taillé à la hache et les protagonistes manquent de consistance. On les regarde donc se chamailler mais au final, on se contrefout de leur sort.
Nos yeux occidentaux pourront retrouver dans l’histoire des éléments de la saga arthurienne de Chrétien de Troyes : l’arc imposant légué en héritage par un père qui par testament offrira sa fille en mariage à qui saura le manier. L’arc en question se révèle particulièrement lourd. En se greffant sur un arrière fond distillant une histoire de royaume en danger, l’ensemble évoque à plus d’une reprise l’épée Excalibur, le royaume de Bretagne et l’amour voué à Guenièvre.
La réalisation d’un Yueh Feng alors en fin de carrière – il prendra sa retraite deux ans et trois films plus tard – abuse un peu du zoom, parfumant le segment de l’arôme typique des séries B de jadis, impression confirmée par la direction d’acteurs, qui laisse libre cours aux mimiques et grimaces souvent de mises dans le cinéma d’action de la Shaw Brothers. Film d’action, L’ARC DE FER se mâtine pourtant d’une touche de comédie. Pour un peu, on se croirait dans un film d’opéra cantonais, ce que renforce encore la chorégraphie des combats qui échoue à fluidifier la danse martiale. Relevons que, même si Chang Cheh a remis les estocades viriles au goût du jour depuis quelques années déjà, ce segment perpétue la tradition prévalant jusqu’à la fin des années ’60, plaçant au premier plan des héroïnes (la jolie Shih Szu et la plus âgée Gao Bo-Shu) au détriment de leurs partenaires mâles.
A noter que si la réalisation de L’ARC DE FER serait due officieusement à Yueh Feng, le générique de la copie reprise par Wild Side l’attribue officiellement à Chang Cheh et Cheng Kang, lesquels endosseraient donc la paternité de la réalisation de ce segment en plus de celle de leur sketch respectif. Ce cas de figure est relativement fréquent dans l’histoire du cinéma. Au vu de la place prépondérante réservée aux femmes, il est peu probable que le très macho Chang Cheh ait dirigé ce segment.

LA TIGRESSE AU ROUGE À LÈVRE
Le brigand Psang Hsun recherche une femme qu’il ne connaît que par un portrait. Il apprend qu’il s’agit de la belle prostituée Shih Chung-yu. Il va à sa rencontre mais celle-ci le dédaigne au profit du général Wang. Cependant, ce dernier est condamné pour avoir préféré se reposer dans les bras de son amante plutôt que de répondre l’appel de son supérieur qui cherche à capturer Psang Hsun.
Ce deuxième segment a été dirigé par Cheng Kang, par ailleurs co-auteur du scénario. Il s’offre en respiration entre les deux parties plus guerrières qui ouvrent et clôturent LES MAÎTRES DE L’ÉPÉE. Il se place d’autant mieux au centre du film que ce court se divise lui-même en deux parties distinctes : les deux premiers actes voient la prostituée amoureuse causer la déchéance et de la condamnation à mort de son amant, le général Wang. Elle ira donc plaider sa libération devant le gouverneur, et la seconde partie livre pour un dernier acte nos deux amants à la poursuite du bandit Psang Hum. Shih Chung-Yu y déploiera toute son ingéniosité pour faire tomber le brigand dans ses rets et ceux de la justice.
Nous l’avons dit, LA TIGRESSE AU ROUGE À LÈVRE tranche avec les deux sketchs qui l’entourent : on débute sur une intrigue et un triangle amoureux (assez semblable au premier sketch où le « méchant » convoitait également une femme qui n’éprouvait qu’aversion et mépris à son égard). Ensuite on continue avec un affrontement rhétorique où la vie des deux tourtereaux sert d’enjeu et on termine par la mise en place de la ruse féminine destinée à faire tomber le bandit. Seul ce troisième acte se signale par quelques joutes armées, les autres parties lui substituant des passes oratoires, ce qui nous change agréablement d’autres Wu Xia Pan. Chen Kang, qui se signalera bientôt en réalisant les 14 AMAZONES, met lui aussi en valeur les protagonistes féminines, plus intelligentes que leurs homologues testostéronés et butés pour qui la clé de toute victoire ne peut que résider dans l’affrontement armé (le général Wang) ou la sujétion absolue à des principes rigides (le commandant Li, prêt à sacrifier son loyal serviteur pour une faute vénielle).
A noter également le discours critique à l’encontre de l’autorité et le message de confiance adressé à la fois à la Femme mais aussi, et c’est plus surprenant, aux prostituées. Relevons enfin le twist final, outil scénaristique assez peu utilisé dans le cinéma de la Shaw Brothers de l’époque, qui conclut en beauté le sketch.

LE RIVAGE DE L’EAU BLANCHE
Le « Tigre au Visage bleu » est condamné par un notable qui a fait alliance avec les envahisseurs. Sa famille et ses amis viennent le délivrer et attaquent le convoi qui l’escorte vers sa prison. Mu, guerrier solitaire qui passe par là, se range du côté des soldats avant de réaliser où sont les vrais patriotes.
LE RIVAGE DE L’EAU BLANCHE conclut cette anthologie en tranchant (aux sens propre et figuré) avec nos deux opus précédents dans une histoire qui fait cette fois la part belle aux « hommes », aux combattants, à la loyauté virile… les connaisseurs ont d’ores et déjà reconnu la signature de Chang Cheh. La suite du segment les confirmera dans cette impression : l’histoire pour le moins simpliste (quelques combattants délivrent un « frère » capturé par un félon) sert juste de support à une séquence dantesque de combat, laquelle occupe toute la fin du métrage. On s’entretue, on s’étripe… Chang Cheh quoi ! La chorégraphie des combats est d’ailleurs signée par Liu Chia-Liang.
Si le premier segment nous faisait penser au mythe arthurien, celui-ci nous renvoie plus clairement au western spaghetti qui développait régulièrement des scénarios-prétextes destinés à amener à l’affrontement final. Ainsi, tous les codes du western italien y passent : un héros capturé par un fonctionnaire traître, des amis venus le délivrer, des personnages dont le passé n’est jamais défini, un affrontement dans les rues d’une ville… Comme pour nous conforter dans cette impression, la bande sonore, qui jusque là respectait les conventions de la musique chinoise traditionnelle, s’ouvre à une mélodie que n’aurait pas renié Ennio Morricone. A l’instar des westerns italiens toujours, ainsi que du premier segment des Maîtres de l’épée, LE RIVAGE DE L’EAU BLANCHE se termine abruptement, nous laissant partiellement sur notre faim.
Différenciés et parfois complémentaires, ces sketches finalement assez inégaux révèlent par leurs contrastes diverses facettes pour appréhender l’univers du Wu Xia Pan, conférant ainsi le surcroît d’intérêt qui transcende celui qu’on porterait indépendamment à chacun d’entre eux. Les défauts des métrages nous empêchent cependant de considérer LES MAÎTRES DE L’ÉPÉE comme un incontournable de la Shaw Brothers.


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- Article rédigé par : Philippe Delvaux

- Ses films préférés : Marquis, C’est Arrivé Près De Chez Vous, Princesse Mononoke, Sacré Graal, Conan le Barbare

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