Les petites marguerites

Un texte signé Éric Peretti

Tchécoslovaquie - 1966 - Vera Chytilová
Titres alternatifs : Sedmikrásky
Interprètes : Ivana Karbanová, Jitka Cerhová, Marie Cesková, Jirina Myskova, Marcela Brezinová, Julius Albert, Oldrich Hora, Jan Klusák, Josef Konicek, Jaromir Vomácka, Václav Chochola

Présenté lors de l’édition 2012 du LUFF, dans le cadre de l’excellente thématique Anarchy in Marxlands : Censorship in Soviet Satellites, LES PETITES MARGUERITES fut certainement le film le plus surprenant du lot.
Après des débuts prometteurs aux côtés de la plupart des jeunes réalisateurs talentueux qui ont donné naissance à la nouvelle vague tchécoslovaque, Vera Chytilová réalise ce film en 1966. Si avec le recul LES PETITES MARGUERITES est aujourd’hui considéré comme l’un des films clés de ce courant libertaire qui agita l’industrie du pays, il en fut autrement à l’époque, et les autorités interdirent sa diffusion durant un an, argumentant que certaines images de gaspillage de nourriture étaient trop indécentes. Pourtant, à la vision du film, on peut raisonnablement se demander si les hautes instances ne l’ont pas interdit car ils n’y comprenaient rien et préféraient prendre leur temps pour décider s’il était ou non potentiellement subversif.
Deux jeunes filles en bikini, une brunette usuellement nommée Marie 1, et une rouquine fort logiquement nommée Marie 2, tiennent des propos incohérents avant d’arriver à la conclusion que le monde est détraqué. Sur ce constat, Marie 1 décide qu’elles aussi seront dorénavant détraquées et se comporteront en conséquence. Dès lors, les deux filles se lancent dans une suite d’actions sans but ni intérêt, si ce n’est celui d’être accomplies. Ainsi, elles volent la vedette à des artistes de cabaret en se donnant en spectacle, se montrent irrévérencieusement impolies envers des hommes plus âgés qui les emmènent au restaurant et saccagent allègrement une salle de réception où était entreposé une énorme quantité de nourriture…
Alors que les films de ses compatriotes traitent de problèmes de société réels en suivant une ligne narrative classique, celui de Chytilová détonne dans le microcosme tchécoslovaque avec sa forme chaotique qui ne sert pas directement un récit bien défini. Sur le plan purement formel, le film utilise différents filtres colorés pour teinter ses images, quand il ne passe pas tout simplement au noir et blanc, fait parfois défiler ses actions en accéléré et joue avec le découpage des scènes, voire des personnages, pour mieux perdre le spectateur en conjectures. Car, à l’image du cinéma expérimental, LES PETITES MARGUERITES pose bien plus de questions qu’il n’apporte de réponses, et l’on serait bien tenté d’essayer de trouver une signification là où il n’y en a peut être aucune. Œuvrant dans un pays sous le joug totalitaire de Moscou, Chytilová plaide-t-elle pour une liberté de faits en autorisants ses héroïnes à donner libre court à leur imagination ? Ce n’est qu’en se détraquant que les deux jeunes filles commencent à attirer l’attention, donc à exister. Mais pour cela, faut-il encore qu’elles soient physiquement deux.
En effet, le personnage de Marie 2, plus exubérant, semble être le moteur des excès de sa consœur, sa face cachée qui la pousse à commettre des actions que Marie 1 n’oserait jamais entreprendre. On ignore de quoi vit cette dernière, mais on la retrouve souvent au restaurant avec des hommes plus âgés qui ont dans l’idée de passer l’après-midi avec elle. Marie 2 vient littéralement détraquer l’ambiance qui s’était installée, poussant sa moitié à se comporter grossièrement, à abuser des largesses de ses hôtes tout en les ridiculisant. Dans l’appartement qu’elles partagent, les murs sont noircis d’images et de numéros de téléphones accolés à des prénoms masculins. Leur ligne téléphonique est constamment occupée par des hommes qui ne cessent de demander à Marie quand ils pourront la revoir à nouveau. Si tous ces messages sont vraisemblablement adressé à Marie 1, ce n’est que Marie 2 que nous verrons quasi nue et seule avec un jeune homme qu’elle aguiche. En acceptant le postulat de la fragilité mentale de Marie 1 qui, étouffée par une vie qu’elle ne peut plus assumer, s’évade dans la schizophrénie, la vision du film devient différente et ouvre la porte à d’autres interprétations, allant bien au-delà des traditionnelles dissertations sur la privation sous le régime communiste.
Fascinant et riche en niveaux de lecture, LES PETITES MARGUERITES est bien plus qu’une aberration filmique ou une blague potache, c’est du poil à gratter dans le col de l’intellect, un poil de cul dans la soupe culturelle de la normalité.


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- Article rédigé par : Éric Peretti

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