L’histoire du cinéma 16

Un texte signé Philippe Delvaux

L’HISTOIRE DU CINÉMA 16 est peu racontable. Et vous livrerait-on l’intrigue que celle-ci ne rend pas compte de l’expérience cinématographique de cet ovni belge.

Lançons-nous quand même dans ce périlleux exercice : devenu ouvrier suite à des problèmes financiers, Jean-Jacques Rousseau est interviewé par quelques journalistes qui veulent savoir ce qu’il est advenu de son film « L’HISTOIRE DU CINÉMA 16 ». Jean-Jacques les emmène dans une tente où ils assisteront à un bout-à-bout de ce qui a été filmé. On passe alors dans ce film dans le film, lequel raconte les pérégrinations de Jean-Jacques Rousseau tentant de filmer son « Histoire du cinéma 16 ». On assiste aux prises de vues interrompue par le passage impromptu dans le champ de passants, par la défection d’acteurs… S’ensuivent les séquences relatives à l’intrigue de ce film, soit une vague histoire de motards malveillants voulant détruire les cinémas, sur ordre d’un grand méchant tentant d’imposer au monde les cassettes vidéo.

Vous n’avez pas tout compris ? Nous non plus, pas plus d’ailleurs que le reste des spectateurs ou sans doute Jean-Jacques Rousseau lui-même.

A la base, Jean-Jacques Rousseau a voulu livrer un film d’action « normal » (pour autant que ce terme puisse s’appliquer à ce digne représentant du cinéma amateur), celui de la confrontation entre des motards diaboliques et un karateka au grand cœur (Maître Belface) protégeant les salles de cinéma. La production s’étant effondrée, le réalisateur, pas démonté, a tourné d’autres plans pour une mise en abime commentant le film inachevé.

Au final, l’œuvre déroute. Glissons dans la facilité référentielle pour tenter de vous donner une idée du résultat : imaginez le Jean-Luc Godard le plus fumeux réalisant au caméscope un actioner sans budget que ne renierait pas un Jean Rollin, avec la compétence d’un Ed Wood. Le tout assaisonné à l’accent wallon et augmenté du non jeu d’un casting non professionnel. Le résultat n’est pas loin de ces pornos français des années ’80 qui, à force de remontages, caviardages et trifouillages divers fascinaient par leur éloignement radical de toute forme de grammaire cinématographique.

Restons de bon compte, Jean-Jacques Rousseau tente vaille que vaille mettre en scène, mais peine perdue, le résultat est plombé par ses acteurs aussi peu crédibles que de bonne volonté, ou par la prise de son évoluant du mauvais à l’inaudible. Pas dupe, le réalisateur commente même ses propres faiblesses lorsqu’à la fin de son film, son alter ego à l’image interroge à son tour les journalistes pour avoir leur avis sur ses rushes.
L’HISTOIRE DU CINÉMA 16 est donc un méta film, qui se regarde et se commente lui-même et s’offre au spectateur dans sa fabrication et ses échecs. Le genre méta sera ultérieurement promis à un certain avenir, qu’il s’agisse de fictions prenant le cinéma comme sujet ou de documentaires du type LOST IN LA MANCHA (Terry Gilliam) ou l’ENFER (Serge Bromberg). Le médium cinéma s’intéresse plus souvent qu’à son tour à lui-même, quoi de plus normal ? La différence est qu’il s’agit avec L’HISTOIRE DU CINÉMA 16 du résultat d’un accident de parcours plutôt que d’un projet pensé tel à l’origine. Une manière de réappropriation créative d’un échec pour aboutir à un autre film.
Le cinéma de Jean-Jacques Rousseau est assez unique. Pendant quarante ans, cet acharné aura tourné quantité de courts et longs métrage en parfait autodidacte, sans financement aucun ni véritable casting (un passant interpellé dans la rue peut ainsi se retrouver acteur)… ni circuit classique de distribution. Son quart d’heure de gloire viendra lorsque Frédéric Sojcher lui consacrera un portrait dans son documentaire CINÉASTES À TOUT PRIX, consacré à trois cinéastes amateurs et frappadingues comme la Belgique aime à en produire, et qui fut sélectionné en sélection officielle hors-compétition au Festival de Cannes 2004.

Jean-Jacques Rousseau a su prendre la mesure de l’objet filmique non identifié que constituait son cinéma 16 puisqu’il lui livrera deux suites en 2005 et 2009. Le moyen métrage (54 minutes) de 1982 et ces deux courts métrages seront parfois réunis pour une projection commune sous l’intitulé « La trilogie de l’histoire du cinéma 16 ».

Autant dire que les films de Jean-Jacques Rousseau sont peu aisés d’accès. En Belgique, le NOVA ou le BIFFF en programmèrent. En France, L’HISTOIRE DU CINÉMA 16 a été présentée à l’Etrange Festival 2014 devant une assistance qu’on devine médusée. Le réalisateur venait alors généralement introduire en personne la projection, toujours le visage masqué, participant à l’ambiance dadaïste. Il semblerait que des dvd aient aussi été édités à compte d’auteur. Jean-Jacques Rousseau a exploité un temps une salle de cinéma où il précédait les blockbusters de ses propres productions. On n’est jamais aussi bien servi que par soi-même !

En 2015, Offscreen rendait hommage au réalisateur décédé quelques mois auparavant de manière absurde : fauché volontairement par un chauffard dans le cadre d’une rixe avec laquelle il n’avait rien à voir. Le cinéaste de l’absurde, comme il aimait à se définir, aura hélas connu une fin qui l’est tout autant.

L’HISTOIRE DU CINÉMA 16 date des années ’80, tant dans sa production ou son tournage – en pellicule alors que de nos jours seul le digital sur matériel léger lui aurait encore été accessible- que dans sa narration qui convoque les icones de cette époque : des bikers (les films de motards ont pullulé dans les années qui ont suivi EASY RIDER et MAD MAX est encore dans tous les esprits et génère nombre de copies désargentées ici et là) ou un musculeux adepte des arts martiaux (le cinéma de karaté, comme on l’appelait alors, est encore à la mode, les américains et la Cannon en tête vont d’ailleurs bientôt le récupérer). Et bien que traité par-dessus la jambe (que notre karatéka lève haut, à l’instar d’un Van Dame, cet autre belge… qui connaitra, lui, une vraie carrière), le semblant d’intrigue opposant distribution vidéo et exploitation cinématographique n’est pas sans faire écho aux thématiques contemporaines du cinéma mis à mal par les nouvelles formes d’exploitation sur le net, sur tablette…
Mais c’est évidemment l’ancrage local qui distingue le film : les terrils, l’accent wallon, les chômeurs devant « pointer », tout le parfum de la Wallonie industrielle qu’on a du mal à marier avec l’imagerie hollywoodienne associée aux films d’action. Le décalage en est encore plus savoureux.

L’HISTOIRE DU CINÉMA 16, comme tous les films de Jean-Jacques Rousseau, ne plaira pas à tout le monde : il faut une grande pratique du cinéma bis pour en extraire tous le jus, ou une appétence marquée pour le cinéma amateur… Au XXIe siècle, youtube et consorts auront permis de faire découvrir à chacun les films amateurs de ses voisins et les téléphone portable transforme chacun d’entre nous, si pas en cinéaste, du moins en capteur d’images que nous partageons massivement. Sorties du contexte commercial d’une salle de cinéma duquel on attend un certain niveau de professionnalisation, des images décadrées d’un système classique de production ou de narration peuvent retrouver de leur pertinence. L’HISTOIRE DU CINÉMA 16 peut être réévaluée à l’aune de ce contexte.

Retrouvez nos chroniques d’Offscreen 2015


Votre soif de lecture n'est pas rassasiée ?
Téléchargez les anciens numéros de Sueurs Froides


Inscrivez-vous à la liste de diffusion et accédez au
téléchargement des anciens numéros de Sueurs Froides :
- Une tranche d'histoire du fanzinat français
- 36 numéros de 1994 à 2010
- Près de 1800 films critiqués
Un index est disponible pour chercher un film ou un dossier
CLIQUEZ ICI.

- Article rédigé par : Philippe Delvaux

- Ses films préférés : Marquis, C’est Arrivé Près De Chez Vous, Princesse Mononoke, Sacré Graal, Conan le Barbare

Share via
Copy link