L’île de l’épouvante

Un texte signé Stéphane Bex

Il est encore temps de souffler les bougies. La cinémathèque de Toulouse achevait en beauté son 50ème anniversaire en proposant dans une séance exceptionnelle de l’EXTREME FESTIVAL, un programme 100% bis associant un film méconnu et mal aimé de Mario Bava et une des 200 oeuvres de l’érotomane espagnol hétéronyme, Jess Franco évidemment.
Arrivant juste après le coup d’éclat pop de DANGER : DIABOLIK ! et précédant les plus connus UNE HACHE POUR LA LUNE DE MIEL et LA BAIE SANGLANTE, dans lesquels Bava continue d’explorer la forme du giallo, L’ILE DE L’EPOUVANTE (CINQUE BAMBOLE PER LA LUNA D’AGOSTO / CINQ FILLES DANS UNE NUIT CHAUDE D’ETE) ne bénéficie pas d’une très bonne réputation critique. On y a vu la preuve d’un cinéaste déclinant, incapable de se maintenir au niveau de son chef d’oeuvre LE CORPS ET LE FOUET et tournant depuis sans conviction des productions avec des budgets réduits et dans des circonstances difficiles. Film le moins aimé de Bava qui se serait hâté d’en tourner un remake autrement plus attirant, LA BAIE SANGLANTE ? On aurait tort de se fier aux déclarations de celui qui ne se prétendait pas cinéaste mais seulement artisan et qui, par humilité, revendiquait plus son inventivité dans les effets spéciaux que son génie de la mise en scène.L’occasion donc de redécouvrir un des vilains canards de la filmographie d’un petit maître italien, introduit par l’enthousiaste et généreux Jean-François Rauger, programmateur à la Cinémathèque française et à l’origine des soirées du cinéma bis et des nuits excentriques.
Les circonstances qui amènent de fait Bava au tournage ne jouent pas en sa faveur. Obligé de remplacer au pied levé un réalisateur qui s’est désisté 15 jours avant le tournage, détestant le scénario qui lui rappelle trop les 10 PETITS NEGRES d’Agatha Christie, ne bénéficiant que d’un budget minimal, le réalisateur italien n’aurait pu livrer ici qu’une oeuvre de commande et sans âme. Paradoxalement, c’est sans doute dans et sous l’influence de ce cadre fortement contraint que Bava va donner une des variations les plus libres et les plus détonantes sur la forme giallesque.
L’intrigue, c’est une constante du giallo et particulièrement chez Bava, n’est pas ce qui fait fonctionner le film et Bava à son habitude la pervertit joyeusement en multipliant les fausses pistes, en l’égarant dans des méandres labyrinthiques ou en faisant jouer des effets de parallèle et de mise en abyme. Difficile en effet de ne pas reconnaître dans le personnage du professeur Fritz Farrell (William Berger), inventeur d’une mystérieuse formule chimique que s’arrache un groupe d’associés au coeur d’une île où ils sont reclus avec leurs épouses, un double de Bava exécutant symboliquement, dans un jeu de massacre vengeur, ses producteurs voulant lui voler sa fameuse formule de l’horreur gothique et utilisant les moyens les plus abjects pour y parvenir. La lecture sera plus évidente dans LA BAIE SANGLANTE mais L’ILE DE L’EPOUVANTE en dessine déjà clairement le brouillon. A la dramatisation mécanique appelée par le giallo anticipant le slasher – la disparition progressive des membres, la recomposition des groupes et le renforcement de la tension proportionnellement à la réduction des personnages – Bava préfère un jeu de cache-cache aussi jouissif que déceptif, faisant apparaître et disparaître ses personnages à l’envi sans souci de se justifier. Qui plus est, l’exécution à la première moitié du film de ce qui semblait son personnage principal, le professeur, relance les spéculations et engage le film sur une autre route : plus de professeur, plus de formule, les personnages restants sont dès lors presque condamnés à s’entredéchirer sans raison.
On ne cherchera donc pas ici le souci d’une quelconque vraisemblance ou l’argument réaliste dont la place est soulignée volontairement vide. Pas plus que les climax d’horreur offerts habituellement par les scènes de crime. Très peu de sang coule ici et l’ensemble des meurtres s’effectue hors-champ. Bava s’amuse à tout faire jouer à partir d’un centre absent d’où rayonnent les possibilités offertes par ce manque à combler. Donner à découvrir au spectateur l’essence du mcguffin permet à Bava de mettre à nu les circuits abstraits travaillant l’espace scénique, psychologique et formel du giallo. Le film se place ainsi sous la conduite des va-et-vient d’Isabel, jeune adolescente aux allures de sauvageonne, passant son temps à se déplacer librement sur l’île, revenant et quittant la maison dans laquelle les autres membres du groupe restent enfermés, ou des jeux de séduction et d’échanges, consentis ou pas, de partenaires sexuels. Par une série de court-circuits narratifs et esthétiques, Bava fait basculer l’oeuvre entre échappées lyriques face à la mer et resserrement et théâtralisation de l’espace, entre atmosphères diurnes et nocturnes, plans larges et gros plans. L’utilisation viscontienne du zoom s’augmente ici des leçons du western italien, retravaillé dans une esthétique outrée et baroque, pour une scène d’affrontement de regards filmée en une suite de zooms ou des effets de zoomage/dézoomage traduisant sur un mode grotesque la trivialité spectaculaire de personnages s’offrant une party presqu’aux allures de partouze.
Nulle part peut-être en effet Mario Bava n’aura montré sans en rien dissimuler la bêtise et l’inanité de spécimens humains. Egoïstes, sans scrupules, ridicules et dangereux, les personnages imagent ici presque tous des monstres que leurs vices transforment en créatures mécaniques. L’obsession des mannequins et des pantins chez Bava s’y lit encore plus clairement d’avoir été plaquée sur des corps vivants qui sont tous des morts en sursis. Se voit déjà à l’oeuvre dans le film la volonté du réalisateur d’assimiler humains et objets : une femme s’offre en dévoilant sa plastique sur un lit tournant ; les personnages sont déplacés comme du mobilier et remis en place ; les cadavres tournoient comme des poupées suspendues au coeur d’une chambre froide; le professeur laisse un chèque coincé entre les baleines d’un soutien-gorge. Le monde de Bava relève d’une forme de théâtre de l’absurde pessimiste : la vénalité, l’hypocrisie, la luxure et le mépris cousent le vêtement revêtu par tous les personnages, habit d’obscurité qui inverse le costume d’or de Diabolik dans l’oeuvre précédente.
Si tout brille dans ce monde de pacotille, d’une ceinture jusqu’aux bouteilles que les personnages s’envoient pour mieux oublier leur mal de vivre, rien ne luit en revanche, et tout est factice. Le fétichisme habituel de Bava a pris l’apparence d’un masque grotesque, comme celui posé par un des associés au cours d’une cérémonie quasi burlesque pour un faux sacrifice. Mais si Bava décrit sans concession ce panier de crabes aux allures de marigot, c’est pour mieux en faire jaillir comme par inadvertance des fusées rendues d’autant plus splendides que rien ne les nécessite. Une course sur la plage pieds nus, un regard qui s’esquive dans le feuillage, un éclat de lumière renvoyé par un miroir, une silhouette à contre-jour dans une douche, un travelling suivant la course de billes de verre – un plan dont Cattet et Forzani se souviendront dans AMER – l’oeil du chef opérateur Bava s’exalte aux courbes féminines ou au miroir, revenant obsessionnellement chez le réalisateur, de la mer, horizon d’un salut auquel les personnages restent aveugles.
La superbe musique de Piero Umiliani qui réussit le miracle d’associer lyrisme et ironie – ah, la ritournelle de la chambre froide sur un piano désaccordé ! – épouse librement les ruptures continuelles de la narration sans jamais forcer l’interprétation. Les dissonances et les sautillements primesautiers y enveloppent librement l’oxymore d’un kitsch naturel, d’un fourmillement d’objets décalqués sur l’évidence des paysages. Le caractère étrange, décalé, presqu’idiot de l’oeuvre se pare alors d’une beauté mystérieuse, preuve que Bava a su pousser encore plus loin les trucages formalistes de DANGER, DIABOLIK ! vers une forme d’abstraction lyrique, à base de riffs joyeux, mélancoliques et sauvages.
On ne saurait donc que trop encourager à découvrir cette oeuvre trop méconnue du réalisateur, exercice de style dont quelques ancêtres pourraient être le cut-up de Burroughs ou le formalisme de Suzuki, quelques continuateurs, les frères Coen ou Coppola dans ses dernières oeuvres les plus libres. Mario, modernissimo !


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- Article rédigé par : Stéphane Bex

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