L’Immoralita

Un texte signé Philippe Delvaux

Italie - 1978 - Massimo Pirri
Interprètes : Lisa Gastoni, Howard Ross, Karin Trentephol, Mel Ferrer, Andrea Franchetti, Wolfango Soldati

Venant juste de tuer sa petite victime, Frederico, un dangereux pédophile, est poursuivi par la police. Traqué et blessé au bras par une balle, il échappe de justesse à ses poursuivants en se réfugiant dans le parc d’une propriété cossue. Il est recueilli, soigné et caché par Simona, jeune préadolescente. Au sein de la propriété, l’ambiance est tendue. Si Simona jouit de l’affection de son père, il n’en va pas de même avec Véra, sa mère. Cette dernière est une femme aigrie qui déteste son riche mari et ne montre que fort peu de sentiments maternels.
A ce petit monde s’ajoutent les visites régulières de l’officier de police qui se doute bien que Frederico se cache dans les environs et qui veut lui mettre la main au collet, ne fut-ce que pour empêcher la population locale de lyncher le pervers.
L’IMMORALITA, le titre est aussi le manifeste de ce film qui porte sur ses personnages un regard glacial. Pas un protagoniste digne de notre mansuétude : le pédophile meurtrier Frederico est presque celui dont le comportement est le plus « compréhensible » (du moins est-ce ainsi que la mise en scène le montre) car en accord total avec ses pulsions. La monstruosité des autres personnages découle de leurs frustrations : la lourde ambiance familiale, le désir de fuir de Simona, le handicap du père, les erreurs de choix de vie de Véra et sa peur du vieillissement … Frederico est le mètre étalon, à l’aune duquel nous jugerons la moralité des autres protagonistes. Et Massimo Pirri ne nous épargne rien : au fil du métrage, Véra révèle une inhumanité absolue, prête à sacrifier sa famille pour laquelle elle n’a aucune affection.
Simona est un personnage tout aussi ambigu. A l’aube de sa puberté, cette jeune fille de 11 ans est censée avoir conservé la fraîcheur et l’innocence de son enfance. Pirri va au contraire nous dépeindre un ange noir qui s’attache à Frederico. Cette relation avec un pédophile tueur provoquée par Simona plus que simplement consentie devrait nous faire craindre pour sa sauvegarde… mais on comprendra vite que le danger ne vient pas de celui que l’on redoute.
La relation entre fille et mère est tendue par un conflit qui sourde la jalousie, la seconde voyant s’affirmer la féminité de la première qui se pose en rivale déclarée. Et la jalousie de Véra est aggravée par le refus du vieillissement de son corps. Tant pour sa survie que poussé par ses démons sexuels, Frederico va miser tant sur la mère que sur la fille. Le trio amoureux classique est pour le moins perverti. Le prédateur devient proie. Le manipulateur se transforme en marionnette.
Le père de Simona (est-ce un hasard si son nom ne nous semble jamais avoir été mentionné ? Le pauvre hère n’a même pas une identité) est le contrepoint de l’histoire. Malade et grabataire, il voit sa famille se déchirer sans aucune possibilité d’action. Il se sait au seuil de la mort, ce que souligne encore sa passion pour les vieilles horloges. Il compense son impotence par une passion fétichiste pour les armes à feu. Loin de le protéger ou de l’aider, celles-ci signeront le dénouement fatal.
Extérieur à ce noyau familial, nous trouvons encore l’officier de police d’une part, et un groupement de citadins menés par leur leader Antonio d’autre part. Ces derniers se réduisent à une bande de pillards et d’assassins prêts à tout pour trouver et lyncher Frederico. La populace est un troupeau bêlant et fascisant, semble nous dire un réalisateur en accord avec un certain discours ambiant dans l’Italie des années soixante-dix. La même remarque s’applique à la police qui ne se montrera ni plus efficace, ni in fine plus probe.
On le voit, L’IMMORALITA offre un océan de noirceur sans aucun espoir de rémission. Le seul personnage qui ne soit au final pas condamnable est le père de Simona. Mais cet « innocent » est un être faible, impuissant, incapable de protéger les siens.
Avec un tel sujet et un tel traitement, évite-t-on l’écueil de la complaisance ? Partiellement. Simona, abandonnée par ses parents, cherche à se mettre sous la protection de Frederico, quitte à s’offrir à lui. Ceci qui nous vaut une scène de sexe que Pirri entoure cependant d’un garde-fou : la nudité de l’actrice Karin Trentephol reste partiellement masquée par l’un ou l’autre élément de décor providentiel. Le passage peut cependant déranger. Le film témoigne ici de l’angle libertaire extrême des années soixante-dix. Les décennies précédentes ou suivantes préfèreront une ellipse ou du moins des choix de mise en scène plus prudemment encadrés visuellement ou discursivement. Reste que cette scène est justifiée par le scénario et que le reste du métrage ne se vautre pas dans l’exploitation à outrance des déviations sexuelles de Frederico. Notons que presque au même moment, Louis Malle signait LA PETITE dont le sujet peut faire écho à certains éléments de L’IMMORALITA. Dans ce film, Louis Malle traite de l’éveil à la sexualité d’une préadolescente (Violet, incarnée par une toute jeune Brooke Shields) dans une maison de tolérance. Mais contrairement à Massimo Pirri, Louis Malle y dépeint un univers globalement plus positif. L’éveil sexuel de Violet était plus sain que celui de Simona.
Il semblerait d’ailleurs qu’à l’époque de sa sortie, L’IMMORALITA ait provoqué un scandale critique et public en Italie.
L’IMMORALITA synthétise en les radicalisant les remises en cause des années soixante-dix : la famille, la société et les institutions sont toutes ici proprement dynamitées. Ce ne sont pas des havres de paix ni des valeurs de refuge. L’IMMORALITA n’est pas immoral, il signe ou constate l’effondrement des valeurs morales. Son ancrage seventies se marque encore stylistiquement, par le biais du film d’exploitation, et thématiquement, par son approche des tensions sociales (la police corrompue, les citoyens revanchards) ou du libéralisme sexuel qui en vient à brouiller les frontières de l’acceptable… et donc à poser une question morale.
En outre, d’un grand coup de pied, Massimo Pirri ébranle la nouvelle déité des temps modernes : l’enfance, qu’une vision qu’on pourrait qualifier de rousseauiste dépeint comme un âge de pure innocence. Il n’est dès lors pas inintéressant de revoir L’IMMORALITA à la lueur d’un film contemporain abordant également une enfance plongée dans une cellule familiale déliquescente. Nous parlons ici du TIDELAND de Terry Gilliam, où la petite Jeliza-Rose conserve un regard juvénile qu’elle protège par un dispositif onirique. Récemment encore, l’extraordinaire INNOCENCE de Lucile Hadzihalilovic traitait brillamment du regard pervers ou innocent que l’on pouvait au choix porter sur son film. Là encore, le traitement passait par l’ébranlement de la structure familiale (recréée dans un internat), le passage à la puberté et l’innocence de ses petites filles.
En dehors des films traitant de sexualité avec des enfants, ceux abordant la sexualité adolescente foisonnent. Sans faire le tour du genre, ce qui nous ferait sortir du cadre de cette chronique, nous en citerons quelques-uns qui, par leur traitement, peuvent faire écho à L’IMMORALITA : en 1977 encore, et toujours en Italie, Pier Giuseppe Murgia signait ainsi LA MALADOLESCENZA (aussi connu sous son titre JEUX INTERDITS DE L’ADOLESCENCE… et chroniqué dans Sueurs Froides n°23), nouvelle histoire d’éveil à la sexualité dans un contexte plutôt glauque. Tout récemment… et évidemment en Italie est sorti sur nos écrans MELISSA P de Luca Guadagnino. Du côté des Etats-Unis, Gregg Araki réalisait en 2005 MYSTERIOUS SKIN où la relation pédophile est filmée du côté des victimes et par le biais des conséquences qu’elle entraîne.
En conclusion, ceux que ni le sujet ni l’approche ne rebutent trouveront une œuvre très cohérente que le très rare Massimo Pirri aura su mettre en scène avec talent. La caractérisation des personnages est très réussie et décline les différentes nuances du noirâtres. Chaque personnage illustre le titre, conférant à l’ensemble le rendu d’un catalogue. Le discours caché derrière la provocation confère à L’IMMORALITA une vraie touche morale.


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- Article rédigé par : Philippe Delvaux

- Ses films préférés : Marquis, C’est Arrivé Près De Chez Vous, Princesse Mononoke, Sacré Graal, Conan le Barbare

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