L’invention de Morel

Un texte signé Alexandre Lecouffe

France - 1967 - Claude-Jean Bonnardot
Interprètes : Alain Saury, Juliette Mills, Didier Conti, Anne Talbot

C’est en 1940 que l’écrivain argentin Adolfo Bioy Casares publie son court roman « L’invention de Morel » qui mêle science-fiction et métaphysique et qui sera immédiatement salué par ses pairs, notamment par son ami et compatriote Borges, comme un chef d’œuvre littéraire. Le roman sera traduit en France au milieu des années cinquante et exercera son influence tout d’abord auprès de l’écrivain Alain Robbe-Grillet qui saura s’en souvenir lors de l’écriture du scénario du film L’ANNEE DERNIERE A MARIENBAD qu’Alain Resnais réalisera en 1961. La première adaptation filmique du récit de Casares fut donc télévisuelle et due au réalisateur Claude-Jean Bonnardot qui, après quelques rares essais au cinéma (le film noir BALLADE POUR UN VOYOU avec Laurent Terzieff, 1963), ne tournera plus que pour la petite lucarne, alternant adaptations littéraires et épisodes de séries (« Les cinq dernières minutes », « Commissaire Moulin »…). Il décède en 1981 et L’INVENTION DE MOREL semble être son œuvre la plus réussie et en tout cas la plus ambitieuse. Le roman sera également transposé au cinéma par le réalisateur italien Emilio Greco en 1974, avec Anna Karina dans le rôle féminin principal ; cette version, visuellement assez pauvre, ne respectait pas complètement l’œuvre écrite, faisait du narrateur/héros un personnage parmi les autres et transformait totalement la conclusion du roman. Il y a quelques années, « L’invention de Morel » a fait l’objet d’une adaptation fidèle et très réussie en bande-dessinée sous le crayon du français Jean-Pierre Mourey.

Nous sommes dans les années trente. Luis, un prisonnier politique en fuite parvient à se réfugier sur une île déserte dont on lui avait parlé en lui précisant qu’elle était “maudite” : y rester provoquerait une mort lente et atroce…En parcourant ce nouvel et étrange lieu de vie, l’homme découvre les vestiges d’une magnifique Villa surnommée « Le Musée » et envahie par une végétation sauvage. Alors que Luis commence à tenir un journal, il assiste stupéfait à l’arrivée d’un groupe de personnages issus apparemment de la haute société oisive des années vingt ; le groupe passe son temps à bavarder, boire du Champagne et danser sur des rythmes de Jazz dans la Villa désormais en parfait état ! Plus incroyable encore, l’homme finit par comprendre que ces individus ne le voient pas et qu’ils disparaissent de façon subite pour réapparaître le lendemain et faire à nouveau revivre les lieux. Malgré le trouble profond dans lequel il est plongé, Luis se rend compte qu’il est tombé amoureux fou de Faustine, la belle et indépendante jeune femme du groupe que convoite aussi l’inquiétant docteur Morel…

Un petit coup d’œil rétrospectif nous permet de constater que la télévision française des années soixante et soixante-dix (soit l’ORTF jusqu’en 1974) était plutôt audacieuse en termes de production de fictions (souvent) littéraires appartenant aux genres du fantastique, de l’étrange ou de la science-fiction. On peut citer pêle-mêle et de façon non exhaustive BELPHEGOR (Claude Barma, 1965), la série LE TRIBUNAL DE L’IMPOSSIBLE (Michel Subiela, 1967-74), LE VOYAGEUR DES SIECLES (Jean Dréville, 1971) ou PRESIDENT FAUST (Jean Kechbron, 1974) que l’INA a permis de redécouvrir ces dernières années. L’adaptation du roman de Casares, qui appartient autant au fantastique qu’à la science-fiction, marque à la fois les débuts d’un intérêt télévisuel hexagonal pour un genre très peu représenté à l’époque au cinéma en France ainsi qu’une sorte de novation puisque le film est un des tous premiers à avoir été réalisé en couleurs.

Claude-Jean Bonnardot parvient en tout début de métrage à fixer le cadre et l’atmosphère de son intrigue qui emprunte de façon plus ou moins évidente aux romans d’aventures « fantastiques » de la fin du dix neuvième siècle tels que « L’île du docteur Moreau » (intéressant patronyme…) de R.L. Stevenson, « La machine à explorer le temps » de H.G.Wells ou « L’île mystérieuse » de Jules Verne. Si ces influences sont prégnantes dans L’INVENTION DE MOREL, nous comprenons assez vite, à partir du moment où Luis assiste, impuissant, aux mêmes saynètes futiles qui se répètent inlassablement sous ses yeux, que le récit adopte les principes d’une fable « existentielle » dans laquelle seront évoquées des thématiques aussi vastes que le désir d’immortalité, le réel et son simulacre, la perte d’identité, la mémoire, l’amour inaccessible, le temps cyclique…Heureusement, ni le film ni le roman ne se posent comme un traité philosophique et l’intrigue principale ménage quelques belles surprises et rebondissements ainsi qu’un jeu perpétuel avec les attentes du spectateur, forcé de s’identifier avec Luis dont les multiples questions angoissées (exprimées en voix-off) ponctuent et rythment efficacement la première partie du métrage (« Qui sont ces gens ? », « Sont-ils fous ou est-ce moi qui le suis ? », « Pourquoi ne me voient-ils pas ? »…).

Après cette plongée dans un univers purement fantastique, c’est vers celui de la science-fiction que nous sommes invités tandis que le fameux professeur Morel dévoile progressivement les secrets de son « invention » extraordinaire. La révélation de la finalité exacte de sa « machine » étant dissimulée jusqu’au dernier tiers du métrage, nous n’en révèlerons pas plus mais nous préciserons cependant que son principe « holographique » permet au film de se reconstruire sous la forme d’une mise en abyme vertigineuse dans laquelle les images et leur représentation sont mises en crise. On peut en revanche regretter que le personnage de l’inventeur (interprété par Didier Conti) n’ait pas un peu plus d’épaisseur : il apparaît en effet comme une sorte de gourou peu charismatique et l’amour immortel qu’il est sensé vouer à Faustine (Juliette Mills qui deviendra une habituée des comédies de Jean Girault !) ne transparaît pas vraiment dans le film…De même, le thème de l’amour fou qui lie le protagoniste (interprété convenablement par Alain Saury, beau Latino qui deviendra connu comme…naturopathe !) est traité de façon bien trop superficielle et maladroite. Il aurait fallu au moins une séquence visuellement évocatrice (comme ces plans trop brefs où Faustine apparaît à Luis comme dans un rêve, vêtue de soie rouge, près d’un rocher, caressée par le vent…) pour donner corps à cette relation « intemporelle ». La mise en scène, par ailleurs, sait se montrer suffisamment inventive et dynamique pour ne pas faire de cette adaptation littéraire une illustration un peu figée ; on peut en effet remarquer tout au long du métrage une belle mobilité en ce qui concerne l’utilisation de la caméra (les nombreux travellings à l’intérieur de la Villa déserte), la récurrence de plans subjectifs et de cadrages « à l’épaule ». De façon générale, les mouvements d’appareil permettent d’obtenir une bonne gestion de l’espace diégétique, même si ce dernier est volontairement fractionné et déstructuré pour mieux refléter l’état d’esprit (et du monde) qui nous est présenté. On notera également l’emploi, lors de séquences de conclusion ou de transition, d’une bande son rythmique (samba ou percussions) du meilleur effet puisque ce tempo musical inattendu viendra ponctuellement remplacer les mots et apporter une forme d’étrangeté et de suspens, deux des ressorts principaux de L’INVENTION DE MOREL.

Non exempte de défauts (une interprétation globalement médiocre, une mise en scène parfois un peu trop théâtrale…), cette adaptation du récit de Casares a l’immense mérite de respecter l’œuvre initiale et de lui faire revêtir une forme visuelle adéquate, d’autant plus que l’ « invention » en question se prête parfaitement à une mise en images filmique. Le réalisateur a su éviter le piège de l’abstraction intellectuelle pure à laquelle le roman pouvait mener et que ne sut pas éviter Alain Resnais pour L’ANNEE DERNIERE A MARIENBAD, véritable variation autour du récit du romancier argentin.


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- Article rédigé par : Alexandre Lecouffe

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