Un texte signé Claire Annovazzi

- 2012

BIFFF 2012Dossierentretiens

Lloyd Kaufman

On ne présente plus Lloyd Kaufman, le papa de Troma. Passionné de cinéma depuis ses années d’études universitaires, il œuvre depuis pour le cinéma indépendant. En plus de ses activités de producteur via Troma – et parfois de réalisateur ou d’acteur – il est aussi membre de l’IFTA, l’alliance des films et télévisions indépendantes.
Il était au Brussels International Fantastic Film Festival pour présenter FATHER’S DAY, le petit bijou transgressif d’Astron-6, ainsi que pour offrir une master class sur le cinéma indépendant.
Parlant très bien le français – quoiqu’un peu fleuri –, Lloyd n’avait pas besoin de traducteur pendant notre interview, qui se déroula conjointement avec deux confrères d’un autre média.

Rédacteurs: Bonjour monsieur Lloyd Kaufman. Vous êtes ici à la trentième édition du BIFFF. Pour un trentième anniversaire, vous êtes invité à une occasion exceptionnelle. Et vous n’êtes pas un invité des moindres, puisque vous êtes venu pour une master class en face du public. Comment cela s’est passé ?
Lloyd Kaufman: La master class s’est très bien passée. Les étudiants étaient beaucoup et ils étaient très intelligents, très inspirés. Je crois qu’ils vont tous tourner des films indépendants qui viennent de leur cœur, de leur âme.
Rédacteurs: Ils étaient un peu timides quand même. Ils n’osaient pas trop poser de questions.
Lloyd Kaufman: Mais c’est un peu trop formel. Ils m’ont dit après qu’ils voulaient aussi voir les clips que j’ai montrés. Ils aimaient beaucoup les petits films : comment trouver l’argent, comment faire le casting, comment trouver les plateaux. Ils disent que ça a beaucoup intéressé l’auditoire. C’est pour ça qu’ils n’ont pas posé de questions. Pour en voir encore. Je viens de faire une master class à Oxford, en Angleterre. Pendant huit heures, il y avait beaucoup de petits morceaux sur comment tourner un film Troma.
Rédacteurs: Et c’est un contenu qui peut être disponible par ailleurs, sur internet, par un autre moyen ?
Lloyd Kaufman: J’ai écrit six livres. On peut lire les livres. Ils sont en anglais malheureusement. Il y a aussi des boîtes de DVD MAKE YOUR OWN DAMN MOVIE. Une boîte de DVD, je crois qu’il y en a 6 dedans. DIRECT YOUR OWN DAMN MOVIE et PRODUCE YOUR OWN DAMN MOVIE. Et mon dernier livre s’appelle SELL YOUR OWN DAMN MOVIE. C’est au sujet de la distribution. Le livre est sorti et maintenant nous sommes en train d’organiser, de créer les DVD pour SELL YOUR OWN DAMN MOVIE. Comment Troma a réussi à vendre ces films que personne ne veut regarder.
Rédacteurs: Justement c’est là qu’allait porter ma prochaine question. Au jour d’aujourd’hui, avec le numérique, beaucoup de jeunes voient la facilité de réaliser des films. Mais le plus grand problème, c’est de vendre ces films par ailleurs, ou les distribuer quelque part. Quels sont les conseils que vous prodiguez dans ce livre SELL YOUR OWN DAMN MOVIE ?
Lloyd Kaufman: Je crois que peut-être le plus important dans ce film, c’est que si quelqu’un copie votre film… Je ne connais pas le mot mais en anglais c’est file sharing. Si par hasard quelqu’un achète un DVD de POULTRYGEIST : NIGHT OF THE CHICKEN DEAD, et il fait des copies pour ses copains, ça va ! C’est bon pour l’artiste. Il faut partager votre art. Et l’auditoire, le public, va vous donner l’argent. Peut-être ils vont acheter encore des DVD. Peut-être ils vont donner, faire une donation comme la charité. Peut-être ils vont vous donner de l’argent pour n’importe quoi. Ce qui vaut le plus, c’est pas l’argent du public. C’est le temps ! Quand ils vous donnent une heure et demie pour regarder POULTRYGEIST : NIGHT OF THE CHICKEN DEAD, ou FATHER’S DAY… Une heure et demie de quelqu’un, ça vaut plus que l’argent. Et si vous pouvez attraper le « time », l’heure et demie, l’auditoire va vous aider, sans doute. Le mainstream dit non. Le mainstream dit : si vous faites une copie de Star Wars, on va faire un procès contre vous, avec des avocats, vous allez en prison. C’est stupide ! Les artistes doivent partager l’art, et beaucoup de mon livre est consacré à cette philosophie. Et je crois que j’ai raison.
Rédacteurs: Vous n’êtes donc pas totalement contre le téléchargement, mais plus pour un partage de l’art. Le plus important c’est d’être vu.
Lloyd Kaufman: Exactement. Le plus important c’est d’être vu. Parce que ce qui est le plus valable, ce qui est plus cher que l’argent, c’est le loisir de quelqu’un. C’est leur temps.
Rédacteurs: Le temps libre.
Lloyd Kaufman: Si le public vous donne le temps libre, vous allez gagner de l’argent. J’en suis sûr.
Rédacteurs: Justement, quand on parle de cinéma indépendant, le cinéma qui est celui de l’auteur, qui veut dire un message particulier, ou présenter sa vision du monde, d’un certain monde, contre une vision du cinéma des grands studios qui eux, étudient peut-être les publics, qui font un cinéma calibré pour un certain public. Tout à l’heure, vous disiez, ce qui est important c’est le temps que consacre le public à nos films. Est-ce qu’il n’y a pas justement un problème entre « je vais faire un film indépendant, je vais dire ce que moi je pense, ce que je veux vous montrer » et « mais j’ai envie que vous le regardiez alors je vais un petit peu faire ce qui va vous faire plaisir, donc je vais faire un film qui sera pour tout public, pour qu’il y ait un maximum de gens qui viennent le voir ». C’est un peu la politique des studios. Comment on fait quand on veut faire du cinéma indépendant, pour séduire le public mais en même temps garder sa vision ?
Lloyd Kaufman: Shakespeare a dit « To thine own self be true » [NDLR: dans Hamlet], suivez votre cœur. Si vous voulez gagner de l’argent, ou si vous voulez habiter une grande maison, il faut aller à Hollywood et jouer ce jeu. Je respecte ça aussi, mais c’est pas pour moi. Je suis artiste. Je préfère rester tout à fait indépendant, tout à fait libre de faire ce que je veux. C’est différent. Mais quand même, quand je tourne un film… Parce que j’ai très peu de fans, mais c’est un culte, Troma… J’y pense. Je réfléchis.
Rédacteurs: Ça influence un petit peu votre écriture, votre façon de filmer ?
Lloyd Kaufman: C’est dans mon cerveau, un peu, oui. Mais plutôt, il faut y croire, autrement ça vaut pas la peine de tourner un film. Van Gogh, il n’a pas voulu… Sans doute il voulait vendre ses peintures. Je voudrais très bien que l’argent arrive, mais ce qui est le plus important, c’est de créer l’art que vous aimez, que vous aimerez. Un film comme RABBID GRANNIES, un film belge que Troma a distribué, il est aussi intéressant aujourd’hui qu’il y a vingt-cinq ans. TOXIC AVENGER, ça devient de plus en plus connu. Mais au début, il n’y avait pas un cinéma qui voulait présenter TOXIC AVENGER. Personne ne voulait. Personne ! Un an après, on a trouvé un cinéma à New York. Il y avait la queue autour de la rue. Le public savait que TOXIC AVENGER était quelque chose d’intéressant. Après ce cinéma unique, il y a eu deux-milles écrans pour TOXIC AVENGER aux États-Unis. Peu à peu ça a poussé… Mais c’était pas basé sur les… Comme Hollywood, les grands films de 100 millions de dollars, ils font des études publiques. Ils en font une science. C’est pas une science ! Mais ils veulent gagner beaucoup d’argent, et si on dépense 100 millions de dollars, il faut tourner un film qui plaît à tout le monde. Et ça, ce qui plaît à tout le monde, c’est pas son plaisir. C’est plutôt de la nourriture de bébé. La plupart des films qu’on voit dans les cinémas, pour moi, c’est de la nourriture de bébé. On peut subsister, on peut vivre avec de la nourriture de bébé, mais c’est ennuyeux. C’est plus intéressant d’avoir la sauce piquante sur la pizza culturelle. Troma est la sauce piquante.
Rédacteurs: Vous êtes plutôt polyvalent. On sent bien que vous êtes investi dans le cinéma. Qu’est-ce qui vous satisfait le plus, est-ce que c’est de jouer, de réaliser ou de produire, et donc de promouvoir de jeunes réalisateurs ?
Lloyd Kaufman: C’est une bonne question. J’adore le cinéma. Tout. Mais pour tourner un film, tant de stress ! Tant de stress ! Ce n’est pas amusant de tourner un film. Vous pouvez voir le documentaire, le « behind the scenes », le making-of de POULTRYGEIST. C’était un cauchemar. C’est horrible. C’est aussi rigolo, mais c’est horrible. Et il sort le DVD, il y a un documentaire, Poultry in motion. C’est la vérité, « behind the screen ». Vous voyez les gens même qui combattent, y a des gens qui pleurent, y a des gens qui se marient, tout sur le plateau. Et vous pouvez voir dans ce documentaire que je suis tout à fait fou. Mauvais fou aussi. Vraiment con, et stupide. Salaud. C’est intéressant, ça, mais c’est très difficile. Le montage, c’est plus sympathique, parce qu’on est dans une petite salle avec un autre homme. On n’est pas pressé, pas de stress. Parce que personne ne veut les films de Troma, alors… Il faut terminer, il faut achever le film, il faut finir le film avant Noël parce que les cinémas… C’est pour Peter Jackson, c’est pas pour moi. J’ai pas de stress. Je peux prendre trois années… J’ai pas encore tourné TOXIC AVENTER IV parce que je n’ai pas encore réussi à écrire un scénario dans lequel je crois. J’ai pas trouvé le chemin. Alors pourquoi tourner un film si vous n’êtes pas tout à fait dedans. Le montage, c’est plus amical peut-être. Mais j’aime beaucoup tout.
Rédacteurs: Quand on produit ou réalise ce genre de film, ou même quand on joue dedans, pendant autant d’années, il se passe quand même certainement des choses un peu bizarres, des aventures ou des anecdotes un peu décalées. Est-ce que c’est arrivé sur votre longue expérience de carrière ?
Lloyd Kaufman: Oui, il y a toujours des choses qui arrivent qui sont un peu… Y a des surprises.
Rédacteurs: Ou bien une anecdote, un fait qui s’est passé pendant un tournage, ou bien un acteur qui a pété un plomb…
Lloyd Kaufman: Oui, il y avait un acteur qui était égoïste, que l’équipe n’aimait pas du tout. Puisque nous étions sur un plateau… Pas dans un studio, mais dans la forêt, on avait les chiottes portables. Mais puisque le comédien n’était pas sympathique, quand il était dans les chiottes en train de chier, les techniciens ont poussé les chiottes. Et il est tombé avec toute la merde et la pisse sur lui, sur le comédien. Et il nageait dans la merde. C’était drôle quand même, mais quand même je devais tourner. Il était fâché, il devait prendre un bain. Et on a perdu une après-midi, on pouvait pas tourner le film. Il fallait tourner une autre scène. Heureusement il y avait les acteurs d’une autre scène qui étaient là. C’était assez amusant. Mais quand même c’était pénible aussi.
Rédacteurs: Vous devez beaucoup improviser lors des tournages. Vous disiez lors de la master class que vous n’aimiez pas trop les story-boards, que vous préfériez voir comment les choses viennent. Est-ce que ce n’est pas aussi un peu stressant, parce qu’il se peut qu’on ne boucle pas toutes les scènes à tourner dans la même journée, alors ça va commencer à coûter de l’argent. Comment est-ce que vous gérez ça, le budget, les techniciens qui sont fatigués, et des scènes qu’on a improvisées, qui n’étaient pas prévues ?
Lloyd Kaufman: Ce qui est très important pour nous, c’est de préparer beaucoup en avant. On fait les répétitions dans les bureaux de Troma. Après on va sur le plateau, on fait la répétition, et on filme tout. On filme, on filme, on filme. Mais avec vidéo sans doute, pas avec pellicule. Comme ça on a une idée. Parce qu’on peut voir, on filme en vidéo les répétitions. On fait les répétitions avec les effets spéciaux. On filme tout. Après peut-être deux, trois, quatre mois de préparation, quand on arrive sur le vrai plateau, on sait ce qu’il faut, mais aussi on peut improviser. On peut jeter le scénario et recommencer. Parce qu’on a beaucoup préparé, on a beaucoup réfléchi, et des miracles arrivent quelque fois avec l’improvisation.
Rédacteurs: Dans FATHER’S DAY, par rapport aux autres productions Troma, le sexe et le gore sont vraiment très liés, beaucoup plus qu’avant. Est-ce que c’est une volonté d’aller encore plus loin, d’aller dans les extrêmes ?
Lloyd Kaufman: Je suis beaucoup influencé par les théories d’auteurs, de la cinémathèque française, les Cahiers du Cinéma, qui dans les années 60, ont écrit cette manière de tourner des films auteur. À mon avis, il faut que les metteurs en scène… même s’il y en a cinq comme Astron-6… Il faut donner seulement l’argent et il faut se retirer. Parce qu’ils m’ont dit qu’ils adoraient Troma quand même. Alors j’étais au courant qu’ils allaient créer un film formidable. C’est à eux ! Ils ont eu la liberté de faire n’importe quoi, à mon avis. J’ai suggéré quelque chose, mais c’était à eux de décider s’ils voulaient accepter mes suggestions.
Rédacteurs: Et c’est eux qui vous ont proposé le rôle de Dieu et du diable ?
Lloyd Kaufman: Oui, c’était pas mon idée du tout. Ça m’a étonné.
Rédacteurs: C’était plaisant ?
Lloyd Kaufman: Oui, c’était très agréable. C’était très intéressant. Ils ont aussi… Je connais rien au sujet des CGI… Alors ils ont filmé tout avec l’écran vert. Et c’était étonnant quand j’ai vu le ciel et l’enfer qu’ils ont créé, c’était vraiment formidable.
Rédacteurs: Merci monsieur Lloyd Kaufman, et bon séjour à Bruxelles.
Lloyd Kaufman: Merci. J’adore Bruxelles. Et merci au BIFFF !

Avant de nous quitter, Lloyd Kaufman nous a fait cadeau d’autocollants Tromaville Highschool, et du DVD screener de sa prochaine production – qui malheureusement est reparti entre les mains de mes collègues. On comprend mieux les méthodes de promotion Troma, non ?

Lire la critique de Father’s Day.

Retrouvez nos chroniques du BIFFF 2012.


- Article rédigé par : Claire Annovazzi

- Ses films préférés : Une Balle dans la Tête, Fight Club, La Grande Bouffe, Evil Dead, Mon Voisin Totoro

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