L’opération diabolique

Un texte signé Philippe Delvaux

USA - 1966 - John Frankenheimer
Titres alternatifs : Seconds, Der Mann, der zweimal lebte, Operazione diabolica, Plan diabólico
Interprètes : Rock Hudson, Salome Jens, John Randolph, Will Geer, Jeff Corey, Richard Anderson, Murray Hamilton

Le banquier Hamilton, dans la force de l’âge, a tout pour être heureux : une situation professionnelle enviable, une femme aimante, quoique devenue distante, qui lui a donné une fille à présent mariée, une maison de banlieue. Le rêve américain ? Mais Hamilton souffre d’un mal-être existentiel dont il peine lui-même à cerner les contours. Contacté par un ami censément décédé depuis des années, Hamilton se voit proposer un étrange marché : refaire sa vie à neuf. Rajeuni et transformé par une opération de chirurgie esthétique, nanti d’une nouvelle identité et d’un nouveau passé, Hamilton pourra faire table rase de cette vie sans saveur qui lui pesait tant. La société qui, contre finances, s’occupera de cette « renaissance », se charge même de faire passer son ancienne identité pour morte. Anxieux, Hamilton ne sait tout d’abord s’il doit accepter, mais la tentation est trop forte. Mais une identité construite sur du vent peut-elle réellement pallier de manière satisfaisante ce vide dont souffre Hamilton. Et en cas d’insatisfaction, ne risque-t-il pas de se frotter à ses dépens aux rouages de cette bien étrange société ?
Offscreen 2011 ne s’est pas trompé en délaissant pour sa clôture un inédit contemporain pour lui préférer l’exhumation d’une pépite de jadis tombée depuis dans l’oubli. Car hormis une édition DVD américaine, sortie d’ailleurs assez discrètement, SECONDS est de ces films qui, faute de succès en son temps et en dépit de la notoriété de son réalisateur et de son principal interprète, n’a jamais vraiment percolé dans la mémoire cinéphile collective. Et le format noir et blanc d’aggraver cette situation en privant le film des cases télévisées, dorénavant de plus en plus réticentes… un bien triste oubli, tant le résultat reste étonnamment pertinent 45 ans plus tard.
L’édition 2011 du festival Offscreen déployait une thématique « Face of » sur les changements d’identité, qui a intelligemment évité les blockbusters récents au profit d’œuvres moins connues. Il était ainsi particulièrement intéressant de confronter LE VISAGE D’UN AUTRE du japonais Hiroshi Teshigahara, également présenté en 35mm au festival (et disponible en dvd chez Carlotta), au SECONDS de Frankenheimer. Le premier nous renvoie au substrat culturel japonais où le masque social, absolument essentiel, en vient à définir l’identité. On y EST littéralement son masque, à l’instar d’un Mr Hyde qui n’aurait pas eu besoin des potions du docteur Jekyl pour changer de personnalité. Le « masque » est une valeur cardinale au Japon, ce qui y explique d’ailleurs à la fois le succès du travestissement (modification contrôlée du masque) et l’importance du non dit (le visage lui même se donne à lire à qui y prête attention tandis que l’impassibilité affichée peut renvoyer au zen ou au bouddhisme). LE VISAGE D’UN AUTRE pousse cette valeur à l’extrême en fusionnant masque et personnalité par le changement du visage.
Dans SECONDS, on perçoit une autre lecture, tout aussi enrichissante, qui voit à la fois le cinéaste creuser la souffrance existentielle qui s’empare d’une Amérique que le consumérisme ne satisfait in fine pas et la critique de l’absolutisme libéral qui en vient à marchandiser et l’identité de l’individu, et sa santé, et jusqu’à sa vie, laquelle n’est plus estimée qu’à l’aune de ce qu’elle peut encore rapporter. Dans cette lecture, il n’est pas inintéressant de confronter SECONDS à d’autres critiques de l’ultralibéralisme. A titre d’exemple, et pour rester dans le giron du seul ciné d’horreur, ne citons que les deux HOSTEL.
A noter que le générique d’ouverture est signé par Saul Bass, auteur de petits bijoux composés notamment pour Hitchcock. Pleinement raccord avec le thème, il étire ici des portions de visages, lesquels signalent tout à la fois leur « extractabilité » et leur « malléabilité » sur le marché d’une société qui fait du relativisme et du profit deux notions cardinales supérieures à l’individu.
La mise en scène de cette production de 1966 reste singulièrement moderne. La seule séquence d’ouverture donne le ton avec une caméra très mobile, suivant les personnages à ras des chevilles ou bien collée à leur torse. Des angles de vues qui étonnent si on veut bien se souvenir que les années ’60 ne connaissent pas encore les caméras légères qui permettront plus tard de filmer aisément ce type de plans. Avec une franchise qui surprend encore, Frankenheimer n’élude pas les séquences de chirurgie esthétique, même s’il évite quand même les plans gore qui seraient de mise de nos jours. Il capte enfin l’air de son temps en présentant, en 1966 donc, une Californie habitée de riches oisifs qui trompent leur ennui en versant dans une culture hippie alors sur le point d’éclater.
La tonalité fantastique sourd de cette société obscure, dangereuse sous des airs policés, rappelant la menace à la fois prégnante et absurde qu’on retrouvera un peu plus tard dans la série LE PRISONNIER, et qui donne un cachet particulier à ce thriller pour le reste habité par un Rock Hudson au meilleur de sa forme.
On l’aura compris, Seconds est à redécouvrir par tout amateur de cinéma non formaté et c’est tout à l’honneur du festival Offscreen d’y avoir contribué.


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- Article rédigé par : Philippe Delvaux

- Ses films préférés : Marquis, C’est Arrivé Près De Chez Vous, Princesse Mononoke, Sacré Graal, Conan le Barbare


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