Lulu

Un texte signé Stéphane Bex

Hollande - 2005 - Maartje Seyferth, Victor Nieuwenhuijs
Interprètes : Titus Muizelaar, Vlatka Simac

Léon Mortier est un riche éditeur. Il recueille Lulu, un soir, au bord de la route avec son « père », un musicien tzigane, et fait sa maîtresse de la jeune femme. Apprenant qu’elle le trompe, il réunit l’ensemble de ceux qui l’ont trahi pour un dernier dîner.
En reprenant la figure de Loulou, sujet d’un premier film en 1929 -LULU, Pabst – et d’un opéra inachevé -LULU, Berg- , et personnage créé par le subversif dramaturge Frank Wedekind en 1894, avec LA BOITE DE PANDORE, UNE TRAGEDIE MONSTRE, le couple Seyferth/Nieuwenhuijs poursuit son voyage à travers une littérature phantasmatique et phantasmée entamé dix ans auparavant avec LA VENUS A LA FOURRURE .
On pouvait craindre de cette relecture qu’elle n’ajoute rien à la figure dont les traits ont été fortement modelés par ces ancêtres célèbres. Et l’on pourrait, de ces modèles, établir les points de comparaison avec l’oeuvre de S/W : l’instinctivité animale de Vlatka Simac fait écho à celle de Louise Brooks dans l’oeuvre de Pabst comme la satire aux accents bunuéliens de la famille et de la bourgeoisie gangrénée par son hyprocrisie rappelle le traitement impitoyable que Wedekind leur faisait subir; et l’accompagnement musical en forme de rhapsodie hongroise, baignant le film dans un romantisme pittoresque laisse entendre en négatif les accents déchirants de la musique dodécaphonique de Berg.
Plutôt que de s’inspirer d’une oeuvre unique ou creuser un aspect particulier de la figure, les réalisteurs, fidèles à leur méthode, ont fait de cette LULU une évocation onirique dans laquelle les trois sources principales viennent se mêler et se confondre, comme Loulou avec son double reflet qu’elle embrasse dans des miroirs, en un inceste formel redoublant celui qui est mis en scène dans les rapports entretenus par Loulou avec son père, musicien et souteneur. Les deux pièces de Wedekind (L’ESPRIT DE LA TERRE et LA BOITE DE PANDORE), déjà synthétisées dans l’oeuvre de Berg le sont encore plus ici, S/W ayant fait le choix de ramasser la geste de Loulou dans le seul personnage de Léon reprenant le personnage originel du docteur Schön. La suite de l’histoire et le destin de Loulou (sa mort sous les mains de Jack l’éventreur) apparaissent dans le film comme des souvenirs-rêves que Léon fixe sur les écrans retransmettant les images des caméras disposées dans la maison, ou comme songe prémonitoire dont Loulou fait le récit à un auditeur absent qu’on imagine aisément représenter le spectateur lui-même. Loulou devient alors personnage en marche, traversant la transgression de part et d’autre du film qui la saisit comme il l’abandonne, au même lieu : une route, et dans l’attente de voitures qui sont autant de destins dans lesquels elle s’embarque à l’aveugle.
Comme la jeune fille anonyme de CREPUSCULE, Loulou est une somnambule, une dormeuse aux yeux ouverts et au regard absent qui, à travers Léon, contemple la série de ses incarnations et la longue file de ses amants passés et à venir, fantôme déjà et autant Pandore que Hollandais volant, condamnée à errer sans fin. Vlatka Simac prête à la figure une opacité animale troublante et sensuelle, incarnant avec justesse ce désir qui se jette et se dérobe simultanément, tension d’un paradoxe qui ferait de la soumission au désir masculin une autre forme de la dérobade, d’un abandon de soi la possibilité d’un resaisissement énigmatique. Les vers de Baudelaire, scandés par le français approximatif de Titus Muizelaar, l’acteur fétiche du couple, viennent encore ajouter au mystère de cette figure féminine en ouvrant sur de nouvelles profondeurs.
A ce décentrement narratif sur la figure de Léon/Schön, le film oppose un recentrement formel, point rayonnant et aveugle du film et que constitue le portrait de Loulou, peint par le fils de Léon, Alec. Représentant Loulou, uniquement habillée de ses escarpins rouges, il reprend ostensiblement les modèles de Balthus – LES BEAUX JOURS, LA CHAMBRE – à la différence ici que tout jour s’est retiré de la toile, enveloppant la figure dans une obscurité opaque qui fait par constraste rayonner la blancheur de la chair.
Le corps à peine pubère de Loulou-Simac est à cette image : morceau de charbon incandescent jeté dans les cendres grises de la vie désillusionnée du héros, il s’inverse en diamant noir lorsque le vieil homme réveillé jette ses dernières flammes passionnelles. Par le sacrifice, celui mythiquement déjà accompli de la femme fatale, et celui, dramatique, de celui qui en tombe amoureux s’opère le mystère d’une image transférée et rendue à son négatif.
Là réside peut-être le secret de l’oeuvre de S/W : c’est dans la matérialité de la chair humaine que l’oeil s’ouvre à l’image et, fendu par elle, y découvre sa sexualité. L’érotisme des corps n’est pas seulement alors la ligne de démarcation d’une sexualité que la transgression des tabous marque en la franchissant; elle est aussi, plus profondément le lieu où s’invagine le regard, devenu amoureux de cette profondeur nouvelle. Narcissisme formel affirmeront ceux pour qui la position orgueilleuse des réalisateurs vaut comme repoussoir. On peut y voir aussi – l’expérience en sera plus riche – la séduction inquiète d’une fascination prise en son miroir, la tragédie d’un voir que le cinéma aurait, dans son exigence, et à la manière d’un feu sacré, le devoir d’entretenir.


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- Article rédigé par : Stéphane Bex

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