Mais Ne Nous Délivrez pas du Mal

Un texte signé Philippe Chouvel

France - 1970 - Joël Séria
Titres alternatifs : Don't Deliver us from Evil
Interprètes : Jeanne Goupil, Catherine Wagener, Bernard Dheran, Michel Robin

Elèves de seconde dans un pensionnat religieux et filles issues de la noblesse pour l’une, de la bourgeoisie pour l’autre, Anne et Lore se nourrissent de lectures réprouvées par leurs professeurs et tiennent un journal des mauvaises actions qu’elles commettent.
Profitant des vacances d’été, elles se laissent aller aux pires exactions. Leurs jeux cruels connaîtront-ils une limite ?
L’une est brune, s’appelle Anne de Boissy, et est la fille d’un Comte. L’autre, Lore, est blonde et ses parents sont de riches bourgeois. Les deux filles sont les meilleures amies du monde et fréquentent le collège de Sainte-Marie, un pensionnat tenu par des religieuses. Le soir, dans le dortoir, elles viennent se retrouver sous les couvertures pour lire à la lueur d’une torche électrique. Leurs auteurs favoris ont pour nom Baudelaire ou Isidore Ducasse, plus connu comme le Comte de Lautréamont. Et « Les Chants de Maldoror » sont pour les deux jeunes filles un ouvrage de référence, bien plus intéressant que les livres scolaires. Anne tient également un journal intime dans lequel elle consigne ses méfaits. Il faut avouer qu’elle s’ennuie à mourir dans le manoir de ses parents, où l’on prend ses repas sans prononcer le moindre mot, et où les veillées nocturnes près de la cheminée sont tout autant silencieuses. Le dimanche matin est évidemment consacré à la messe, et aux sermons d’un prêtre inquisiteur qui ne manque pas de rappeler ses fidèles à l’ordre, et de les mettre en garde contre les démons de la tentation.
Evidemment, à force d’être maintenues dans ce carcan de moralité, Anne et Lore ont d’autres aspirations. « Pêcher est devenu notre objectif principal », écrit Anne dans son journal. Parce qu’elles sont seules, en décalage par rapport aux autres filles de leur âge, et souffrant du manque de communication de leurs parents, elles vont se fabriquer un monde à elles, dans lequel elles pourront ériger leurs propres lois.
Et cela commence par le désir de transgresser les dix commandements, en quelque sorte. Par provocation, elles prient le Diable. Puis, lors d’une visite nocturne à la chapelle, elles volent des objets de culte. Lors de la messe dominicale, elles recrachent les hosties pour les conserver dans une boîte. Enfin, Anne dénonce en confession les attouchements entre deux sœurs qu’elle a surpris par hasard, face au regard d’un prêtre moins courroucé qu’émoustillé par les propos de la jeune fille.
Et puis, les vacances d’été arrivent. Les parents d’Anne partent deux mois en voyage, laissant seule leur fille au domaine sous la surveillance du majordome. L’occasion qu’Anne et Lore attendaient depuis plusieurs mois : les voilà enfin libres de commettre les pires méfaits ! Car après tout, le majordome n’est qu’un domestique aux ordres de la nouvelle maîtresse de maison. Et du haut de ses seize ans, Anne sait faire montre d’autorité. De ce duo qui a fusionné, elle est celle qui domine, et Lore celle qui est dominée.
Pour preuve, lorsqu’elles décident, par une belle journée ensoleillée, d’exciter un garçon de ferme un peu simplet, dans un champ, c’est Lore qui s’y colle, sous les yeux satisfaits de son amie. Lore allume donc sa victime, prenant tous les risques, allongée dans l’herbe, écartant les jambes, dévoilant cette chair objet de convoitises. Evidemment, Lore manque de peu de se faire violer, mais c’est en riant que les deux jeunes filles parviendront à s’enfuir, ne retenant de l’incident que la plaisanterie de mauvais goût dont elles ont été les actrices principales.
Durant tout l’été, Anne et Lore vont donc s’évertuer à faire le mal dans l’allégresse, comme un jeu, mais aussi par orgueil. Des écrivains auxquels elles vouent une fascination sans bornes, elles n’ont retenu qu’une seule chose : il est bon de se laisser séduire par le mal.
Tour à tour, elles vont empoisonner les oiseaux du jardinier (admirable Michel Robin, dans un rôle de simple d’esprit), mettre le feu dans une grange, célébrer une messe noire dans une chapelle, et même organiser un simulacre de mariage au cours duquel elles se vouent à Satan. Cela se terminera par une virée nocturne en barque sur un étang, durant laquelle elles manqueront de peu de noyer le jardinier.
L’apothéose (ou le chant du cygne) survient lorsque Anne et Lore, en pleine crise de puberté, ramènent au manoir un automobiliste tombé en panne. Joël Séria, dans cette scène cruciale, parvient à rendre sublime une vision qui pourrait être obscène : celle de deux adolescentes en simples sous-vêtements blancs (symbole ironique de pureté ? ) en train d’aguicher un quarantenaire apparemment bien sous tous rapports. Mais qui de la raison ou de la tentation finira par l’emporter ?
Lorsqu’il est sorti, en 1970, MAIS NE NOUS DELIVREZ PAS DU MAL a été immédiatement interdit en France, et à l’exportation pendant huit mois. Cette interdiction s’est faite avec l’appui de l’Eglise. Il faut dire qu’à l’époque, sous la présidence de Georges Pompidou, la France est encore un pays où le conservatisme est fort, et dans lequel l’atteinte aux valeurs traditionnelles est particulièrement mal perçue. La censure est toujours bien présente, mais malgré tout le film de Joël Séria finira par sortir. Il faut avouer que MAIS NE NOUS DELIVREZ PAS DU MAL est un véritable chef-d’œuvre de perversité et de cruauté, abordant avec une grande réussite des sujets délicats comme la puberté, la fusion entre deux êtres pouvant conduire au mal, la faiblesse de l’homme devant la chair (un pédophile sommeille-t-il en chaque homme ? ) ; et sublimé par le jeu de ses interprètes.
Dans le rôle d’Anne, Jeanne Goupil (qui a en fait vingt ans lors du tournage) est époustouflante, surtout lorsque l’on sait qu’elle n’avait jamais fait de cinéma auparavant. Un coup d’essai qui se transforme en coup de maître, et la jeune femme deviendra l’actrice fétiche du metteur en scène, jouant dans CHARLIE ET SES DEUX NENETTES (1973), LES GALETTES DE PONT-AVEN (1975) et MARIE POUPEE (1976).
Curieusement, Catherine Wagener, incarnant Lore, qui était déjà actrice professionnelle, ne connaîtra pas autant de succès et apparaîtra brièvement dans quelques films érotiques (DESIRELLA de Jean-Claude Dague en 1970, JE SUIS FRIGIDE, POURQUOI ? de Max Pecas en 1972) avant de disparaître du grand écran.
Bien que différentes, les deux actrices forment un couple parfait, incroyablement malsain, dont la soif d’absolu les entraînera vers une fin nihiliste, dans un acte reproduisant un poème de Baudelaire.
Quant à Joël Séria, il a réalisé avec brio une peinture au vitriol des castes dirigeantes traditionnelles. La noblesse, la bourgeoisie et le clergé sont en effet sérieusement écornés tout au long du film. Grâce à une interview proposée en bonus (merci Mondo Macabro), on apprend que Séria était un enfant turbulent, qui fut renvoyé de plusieurs pensionnats religieux, et qui de plus était en conflit permanent avec ses parents. Il s’est donc servi de ses propres souvenirs pour le tournage du film, s’appuyant également sur un fait divers dans lequel deux filles avaient tué leur mère. L’éditeur Mondo Macabro propose aussi une interview récente de Jeanne Goupil, moins intéressante que celle de Séria, mais qui mérite le détour.
Encore une fois, c’est donc un éditeur étranger qui nous permet de découvrir (ou revoir) une perle du cinéma français des années soixante-dix. On ne peut que les encourager à persévérer.


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- Article rédigé par : Philippe Chouvel

- Ses films préférés : Femina Ridens, Les Démons, Danger Diabolik, L’Abominable Docteur Phibes, La Dame Rouge Tua 7 Fois

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