Morgiana

Un texte signé Philippe Delvaux

Tchécoslovaquie - 1973 - Juraj Herz
Interprètes : Iva Janzurová, Josef Abrhám

Au décès de leur père, son riche héritage est partagé entre ses deux filles, la blonde et virginale Clara et la brune, sombre et torturée Victoire. Envieuse, cette dernière empoisonne sa sœur, qui s’affaiblit dangereusement au fil des jours. Mais Victoire voit ses plans compliqués par un maitre chanteur qui pour prix de son silence se verrait bien remettre une partie conséquente des richesses familiales. Clara pourra-t-elle pour sa part compter sur l’aide de son prétendant, le lieutenant Marek ?

Etrange et très réussi film de Juraj Herz, réalisateur tchèque dont seule une petite partie de la riche filmographie a atteint nos salles (L’INCINÉRATEUR DE CADAVRES, sorti en 1971 et réédité en dvd par Malavida et, plus récemment LE PASSAGE, sorti en 2008) et dont ce MORGIANA est resté inédit sous nos latitudes – il semble d’ailleurs à l’époque de sa sortie n’avoir guère voyagé au-delà du rideau de fer. En 2017, le festival Offscreen invitait Juraj Herz à Bruxelles où furent programmés, outre L’INCINÉRATEUR DE CADAVRES précité, les deux fééries LA BELLE ET LA BÊTE et LE NEUVIÈME CŒUR, FERAT VAMPIRE ainsi que l’onirique PASSAGE.

Nous ne sommes ni dans le giallo, ni dans le gothique. Pourtant, ce thriller aux langueurs océanes et opiacées de sa haute bourgeoisie d’un début de siècle (le 20e) décadent n’est pas sans nous y faire penser plus qu’à son tour. Sont-ce ces demeures cossues, cette côte bulgare lumineuse et découpée qui nous évoque les cinémas de frisson italien, le soin apporté aux décors et costumes pour reconstituer une délicate bourgeoisie pétrie d’art nouveau ? Un néo giallo a récemment su saisir à merveille cette structuration entre les volutes de l’art nouveau et les labyrinthes mentaux chers aux constructions du cinéma maniéré de thriller italien : on pense bien entendu à L’ETRANGE LUEUR DES LARMES DE TON CORPS.

Eh bien, en 1973 déjà, Juraj Herz les marie avec le même bonheur. Pavages, consoles, bibelots, fanfreluches, … qu’il s’agisse de costumes, de mobilier, tout concourt à recréer un esprit 1900 dont on se dit que le régime communiste de l’époque a dû voir d’un bon œil sa peinture en oisifs et vautours décadents et capteurs d’héritage. Pour l’anecdote, le Peter Strickland de l’extraordinaire THE DUKE OF BURGUNDY a reconnu une certaine influence (sans doute plus en termes d’atmosphère) avec MORGIANA.

Pourtant, un point hélas affaiblit l’ensemble : le final sacrifie à un happy end aussi abracadabrant que parfaitement nunuche, et surtout artificiel au possible. La toute première phrase de Juraj Herz lors du Q&A qui suivit la projection de MORGIANA à Offscreen 2017 fut de déplorer cette fin qui lui fut imposée. [ATTENTION – SPOILER … OU PRESQUE] Le scénario d’origine – le film est tiré d’une nouvelle du russe Aleksandr Grin -, prévoyait que Clara se rende compte au seuil de mourir qu’elle n’avait jamais eu de sœur et souffrait donc de schizophrénie. Cette fin jamais tournée aurait eu en outre le mérite de bien mieux faire comprendre a posteriori la construction symbolique et antagoniste des personnages… et de comprendre pourquoi ceux-ci sont incarnés par une seule et même actrice [FIN DU SPOILER].

Si on a évoqué une vague parenté avec le giallo, c’est parce que MORGIANA, qui est contemporain de l’âge d’or de ce genre, en reprend quelques codes : un soupçon de mystère (guère longuement entretenu cependant), l’une ou l’autre main gantée de cuir noir, des vues subjectives (celle du chat MORGIANA, qui sont alors l’occasion d’angles de caméra torturés, comme en affectionnait le thriller italien). Présent à Offscreen 2017, Juraj Herz a à plusieurs reprises affirmé son goût pour le cinéma d’horreur, sans que le contexte de production dans lequel il travaillait lui ait permis de pleinement le concrétiser. L’héroïne qui perd prise et est soumise à des hallucinations (l’autre occasion de s’amuser avec la caméra) tandis qu’elle lutte pour démasquer le coupable n’est pas non plus sans évoquer les thrillers qui se pratiquaient dans la botte.

MORGIANA émane de la Tchécoslovaquie communiste. Soit d’un régime qui contrôlait particulièrement le cinéma, notamment après la remise au pas qui succéda au Printemps de Prague. Dans le bloc communiste, on a souvent favorisé des films qui pouvaient servir l’idéologie, et laissé passer ceux qui en étaient suffisamment éloignés pour ne pas lui porter ombrage. MORGIANA appartient plutôt à cette seconde catégorie : centré sur ce rapport entre deux personnages, dans un cadre bourgeois auquel on pourra donc passer ces turpitudes, MORGIANA n’a pas dû trop affoler la censure. Dommage dès lors qu’on ne connaisse pas trop d’autres tentatives tchèques dans ce genre.


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- Article rédigé par : Philippe Delvaux

- Ses films préférés : Marquis, C’est Arrivé Près De Chez Vous, Princesse Mononoke, Sacré Graal, Conan le Barbare


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