retrospective

Mort de Rire

Certains ont découvert récemment, avec sa participation à une anthologie télévisuelle ibérique, qu’Alex De La Iglesia n’est pas qu’un spécialiste de la comédie. LA CHAMBRE DU FILS, excellente variation sur un genre usé jusqu’à la corde (le film de maison hantée) permet de constater à quel point ce réalisateur, avec trois fois rien, peut faire mourir de trouille un régiment de paras.
Petit flash-back : nous sommes en 1999, Alex De La Iglesia est considéré comme un maître de l’horreur après le révolutionnaire ACTION MUTANTE (1993), l’anti-clérical LE JOUR DE LA BÊTE (1995) et l’extraordinaire PERDITA DURANGO (1997). Trois films bien chargés en effets gore, mais aussi en humour caustique. De La Iglesia y délivre une vision cinglante de la société. Et c’est justement, à la surprise générale, vers le domaine de la satire que se tourne le metteur en scène avec MORT DE RIRE.
Nino et Bruno sont deux stars de l’humour. Leur duo comique à base de claques dans la gueule fait fureur. Ils débarquent tous deux sur le plateau télé de leur show, armés jusqu’aux dents, et se flinguent en direct ! Mais est-ce bien un sketch ? Leur manager, Julian, revient alors sur leur longue carrière – de leurs débuts calamiteux dans l’Espagne Franquiste jusqu’au succès…
Attention, grand film ! Alex De La Iglesia sort, à l’époque, d’un gros flop : PERDITA DURANGO. Enorme co-production tournée aux Etats-Unis, ce film, présenté à tort comme une suite à SAILOR ET LULA (David Lynch – 1990), essuie un désaveu sévère de la critique ainsi qu’un échec au box-office. Alex De La Iglesia sait pourtant qu’il a réalisé là son meilleur métrage, véritable chef-d’œuvre de violence extrême et d’érotisme malsain. Un pur bijou ciselé dans l’ébène ! Très remonté, et toujours énervé, il décide de pondre une comédie d’une noirceur absolue dans la droite lignée des œuvres de Dino Risi (LES MONSTRES – 1963) et de Marco Ferreri (LIZA – 1972 (avec une Catherine Deneuve nue tenue en laisse par Marcello Mastroianni (les rôles seront d’ailleurs inversés en 1974 dans TOUCHE PAS A LA FEMME BLANCHE)) / LA GRANDE BOUFFE -1973).
On arrête là, tant la liste des chef-d’œuvres est longue.
De La Iglesia parvient sans peine à s’inscrire dans la glorieuse lignée de ses aînés avec cette vraie fausse comédie où s’entrecroisent, pêle-mêle, l’Espagne Franquiste et ses généraux dégénérés, les cabarets pourris, les arnaques à la petite semaine, les bastons dantesques à coup de perceuse, les chats volants et, surtout, les baffes dans la tronche !
Nino et Bruno sont deux comiques ratés (voire deux ratés, tout court). Jusqu’au jour où Bruno baffe méchamment Nino sur scène. Le public, conquis, en redemande. C’est dès lors, pour nos deux zigues, trente années de succès. Mais aussi trente ans de bourre-pif, durant lesquels les egos s’affrontent et les méchancetés les plus viles et les crasses en tous genres se multiplient. Pour Nino, désormais la tête à claques de toute l’Espagne, c’est l’enfer. Lorsque l’un et l’autre ne se volent pas leurs copines respectives ou ne se poursuivent pas en voitures, ils ne cherchent qu’à se détruire mutuellement. Leur escalade dans la violence paraît sans fin. Et la populace en redemande, encore et encore.
Nino, c’est l’extraordinaire Santiago Segura, qui a joué dans tous les De La Iglesia, même dans ses courts métrages (à noter qu’il a réalisé et interprété l’hilarante série des TORRENTE). Il est à la fois drôle et touchant, son interprétation est parfaite. Bruno, c’est El Gran Wyoming. Il interprète à merveille son rôle de « supermacho », de grand beauf espagnol. Les deux acteurs retrouvent, tout comme dans EL DIA DE LA BESTIA, Alex Angulo, ici dans le rôle du manager-manipulateur. On peut, dans la bande son, entendre la voix du légendaire réalisateur Narcisso Ibanez Serrador (coupable du chef-d’œuvre LA RESIDENCE en 1969, et du dérangeant et infanticide LES REVOLTES DE L’AN 2000 en 1976).
Un atout de plus pour ce film caustique, injustement inédit dans l’hexagone. De La Iglesia livre ici une farce malade qui revisite trente années de l’histoire récente d’un pays dont les plaies sont encore ouvertes. Il le fait à travers le regard de deux imbéciles que rien ne prédestinait à la gloire, avec un soin évident apporté à la reconstitution de décors diantrement kitschs. Ces deux imbéciles, il parvient même à les rendre attachants à travers un final tout autant hilarant qu’émouvant. Preuve que, derrière les apparences d’une comédie « slapstick », Alex De La Iglesia signe une étude approfondie de deux personnages beaucoup plus complexes qu’il n’y paraît. En bref, un très bon film qui préfigure une autre grande réussite de ce réalisateur talentueux : LE CRIME FARPAIT (2004).

Share via
Copy link