Un texte signé Stéphane Bex

Allemagne - 1987 - Jörg Buttgereit
Interprètes : Daktari Lorenz, Beatrice Manowski, Harald Lundt, Volker Hauptvogel

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Nekromantik (1987)

Il en a été longtemps de NEKROMANTIK comme de certains films d’horreur traînant derrière eux une réputation injustifiée : repoussant, ignoble, déviant, pervers, insoutenable… les adjectifs n’ont pas manqué pour qualifier le film, lui assurer la réputation d’oeuvre culte, pour le ranger au rayon des curiosités et en faire le rite de passage pour des fans amateurs d’extrême, au même titre que la trilogie d’AUGUST UNDERGROUND ou, à une autre époque, certains mondos tel FACE À LA MORT (FACES OF DEATH).

Qui plus est, le rattachement spontané du film au courant du gore allemand, représenté essentiellement par Olaf Ittenbach (PREMUTOS), Andreas Schnaas (la quadrilogie VIOLENT SHIT) ou Andreas Bethmann (ANGEL OF DEATH) , fait planer autour du film l’atmosphère d’un amateurisme crade et complaisant et de riffs punk ou métalleux venus saturer la bande-son d’un spectacle nihiliste.

Peu recommandable, NEKROMANTIK ? Expérience extrême qui justifierait sa programmation dans l’EXTREME FESTIVAL 2014 à la Cinémathèque toulousaine ? Il serait peut-être temps de réévaluer le film et le considérer comme ce qu’il est réellement, à savoir une réflexion sur les images et le cinéma, une expérience esthétique et également une belle histoire d’amour.

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Robert (Daktari Lorenz) qui travaille dans une société de nettoyage de cadavres profite de son activité pour ramener chez lui des morceaux de corps qu’il offre en cadeau à sa fiancée (Beatrice Manowski) partageant ses tendances nécrophiles. Quand il apporte un corps entier aux trois quarts décomposé, le couple (devenu trio) expérimente les possibilités offertes par la présence du nouveau venu. Mais Robert, employé discret et timide se faisant brimer dans son travail, est finalement renvoyé, occasionnant le départ de sa fiancée qui emporte le corps. Le troisième acte du film sera ainsi consacré à la lente dérive du héros, confronté à la solitude et sa recherche désespérée de la jouissance.

L’amour à mort et la mort comme prélude à l’amour. Le récit de NEKROMANTIK pourrait prendre place au sein du gothique noir et transgressif de Matthew Lewis (LE MOINE) ou du romantisme grinçant de Baudelaire (LA CHAROGNE). Mais l’amour pour « les corps décomposés » permet à Buttgereit de se livrer à une réflexion esthétique, en interrogeant les métamorphoses corporelles auxquelles sont sujets les cadavres convoités amoureusement par le couple. Si le film n’est pas avare de détails macabres – la jeune femme caressant langoureusement des organes, une mâchoire se décrochant à moitié dans le moment de l’étreinte – l’ironie l’emporte sur l’horreur et force le regard à reconnaître que ça bouge encore dans l’au-delà, que le mouvement, donc la vie, n’en sont pas absents.

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C’est que, bien plus qu’un prétexte à illustrer les déviances sexuelles du couple, le corps ramené par Robert, représente à la fois une momie et une charogne, appelant dès lors sur lui le fantastique d’une réanimation post-mortem à l’image de celle qui se déroule dans le beau LOFT de Kurosawa, mais également l’horreur du corps tabou et la souillure des viscères. A la manière des zombies et des vampires, le couple plonge son visage dans le secret des corps, et se barbouille de sang, non pour ce qu’ils seraient des monstres mais parce que leur jouissance, comme toute jouissance tient du monstrueux. Et ce n’est pas la moindre qualité du film que d’enrober cette monstruosité dans le quotidien d’un couple et d’inscrire ses images à l’écart de tout jugement éthique.

La caméra de Buttgereit caresse ainsi l’existence de ses héros avec une délicatesse paradoxale, à la fois crue et impitoyable. Les corps vivants, pris dans le mécanisme et la répétition fonctionnelle de l’existence, y sont fantoches et les véritables cadavres vivants d’une comédie burlesque. C’est par leur mort que leur mystère commence et que s’exerce leur pouvoir de fascination. L’ouverture du film sur un couple se disputant en voiture, d’un comique forcé, cède ainsi très vite le pas, lorsque l’accident a lieu, à la contemplation des restes où se mélangent chair et métal dans une indissociable unité.

D’un cadavre coincé dans l’habitacle, Robert tirera un oeil, relique comme sanctifiée attestant du caractère sacrificiel de l’accident et sous le regard symbolique duquel se tient l’ensemble du film. L’oeuvre évite par ce biais de se ranger sous la seule coupe du réalisateur que l’on aurait tôt fait de renvoyer à une démarche obsessionnelle et perverse, ou du côté du spectateur provoqué presque forcé de crier au scandale. On peut y lire une invitation à regarder le film avec « l’oeil du mort », scandale ici bien plus métaphysique qu’éthique.

La nature dans laquelle se conjuguent et s’enlacent lyriquement puissances de vie et de mort, dans ce film de Buttgereit, semble tracer un trait d’union entre les deux états, passage que le héros cherche pendant tout le film à emprunter et qu’il trouvera finalement au prix du sacrifice suprême. Une révélation presque mystique conduit ainsi le personnage qui a été abandonné par sa fiancée, à trouver au sein d’un paysage ouvert sur le ciel la vérité de sa jouissance et accepter la nécessité du meurtre pour libérer son désir. La conjonction des thèmes chers à Bataille (le regard / la nature / la mort / le meurtre /l’érotisme) permet alors à Buttgereit de transformer l’errance du personnage en destin fatal et sacrificiel, et de redonner sens à l’horreur des images montrées sous la forme d’une expérience limite.

Devenu spectateur de ses actes, Robert entrera dans un cinéma – scène qui a sans doute inspiré le récent FOUND de Scott Schirmer – pour y découvrir la parodie fictionnelle de sa vie dont il rejouera ensuite le scénario prévisible. Avec une grande cohérence et une esthétique qui ne cède jamais au formalisme pur, Buttgereit se place à la limite de l’insoutenable, créant la possibilité d’un regard ouvert sur l’abîme mais sans risquer d’y sombrer poussé par la complaisance ou la provocation.

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Le mauvais goût, au final, pour grotesque qu’il paraisse, n’est jamais gratuit dans NEKROMANTIK, mais s’affirme comme la meilleure façon de parler avec honnêteté et véritablement d’un sujet aussi tabou que la nécrophilie. L’intelligence artistique de Buttgereit lui fait retrouver dans le thème toute la puissance et la magie de cet art nécromancien qu’est le cinéma, transformant les vivants en morts et les morts en vivants. Lors du final extatique – final qu’on ne dévoilera pas – le film rembobine une de ses séquences, inversant la loi de l’entropie naturelle. Le corps mort redevient vivant et se remet à gambader, vieux truc de cinéma que les frères Lumière avaient déjà proposé avec CHARCUTERIE MECANIQUE en 1895.

Le cinéma qui épouse dans son réalisme le mouvement de la nature et de la destruction des corps, est aussi celui qui est capable de figer ce mouvement et d’en opérer, comme dit Bazin, « la momie du changement », et encore celui qui peut par sa magie l’inverser et rebrousser le chemin qui mène de la vie à la mort. La libération finale du héros, accomplie dans le geste sacrificiel, trouve ainsi sa contrepartie dans la célébration des pouvoirs de l’image, ouvrant le passage et permettant la circulation des corps dans l’entre-deux des mondes creusé par le film. « Qu’est-ce qui vit qui n’a pas besoin de la mort de quelqu’un d’autre pour vivre ? » était la question posée en ouverture du film à travers une citation de Compton. A cette question, le final, drôle et lyrique, donne sa confirmation extatique. Romantique, NEKROMANTIK ? Oui. Chef d’oeuvre ? Oui encore.


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- Article rédigé par : Stéphane Bex

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