indie-eye

Orozco the embalmer

Orozco, un embaumeur, officie dans un quartier pauvre de Bogotá. A l’aide d’instruments et de techniques rudimentaires, il offre aux morts une dignité de façade.

Kiyotaka Tsurisaki a commencé sa carrière artistique dans l’industrie pornographique, mais c’est grâce à ses photographies de cadavres qu’il accèdera à une certaine notoriété. Parcourant le monde, Tsurisaki observe et enregistre les morts violentes, les suicides, les rituels sauvages, entre beauté formelle et complaisance malsaine. Il réalisa deux documentaires : OROZCO en 2001, et JUNK FILMS en 2012. Intéressons-nous au plus connu, OROZCO.

Dans ce film, Tsurisaki suit le quotidien d’un embaumeur, et le moins que l’on puisse dire, c’est que le cinéaste ne nous épargne rien. Le cadavre nu sur la table d’opération, l’ouverture du corps, l’éviscération, l’embaumement à l’aide de draps et de coton, les sutures, l’habillage, le maquillage, la mise en place dans le cercueil. Nous voyons tout, et bien plus qu’on ne le voudrait. Et si cela ne suffisait pas, Tsurisaki multiplie ces scènes, les faisant apparaître à un rythme régulier et soutenu. Jusqu’à l’ennui et l’écœurement.

Durant les séquences d’embaumement, OROZCO est un film proprement révoltant. Les corps sans âme sont manipulés à l’envie, telles des poupées désincarnées à la merci du premier venu ; les viscères et l’élasticité ignoble de la chair morte provoquent obligatoirement la révulsion. Mais lorsqu’on regarde OROZCO, on ne se trouve pas devant un énième shockumentary mal fagoté sur la mort, où le but principal est de créer un sentiment d’aversion chez le spectateur. Non, lorsqu’on regarde OROZCO, on observe notre devenir mortel dans toute son horreur. Quand le corps et l’esprit sont dissociés, et qu’il ne reste plus qu’une enveloppe charnelle vide à traiter.

Malgré son ultra violence, OROZCO est un documentaire exceptionnel, puisqu’il témoigne d’un métier à la fois méconnu et méprisé. Un métier qui pourtant fait partie intégrante de la vie. Cette première qualité est redoublée par la beauté formelle du film. Bien que tourné en vidéo, OROZCO fait preuve d’une poésie esthétique troublante dans la représentation des cadavres. Évidemment, cette poésie est très morbide mais elle n’est pas sans rappeler celle des photographies mortuaires du XIXème siècle, où le beau et l’abject se confondent.

Nécessairement, la question du voyeurisme se pose. Voyeurisme de Tsurisaki d’abord, qui use et abuse de gros plans, qui se complet dans la description par le détail de cette horreur qui nous attend tous. Chaque spectateur jugera si les qualités d’OROZCO justifient un tel parti-pris à la fois esthétique et moral. Le voyeurisme du public est lui aussi indirectement questionné par le film. Pourquoi regarder un tel documentaire ? Pour se repaître de la violence et des corps ouverts ? Pour se confronter à une réalité qui est soigneusement cachée dans les sociétés modernes ? Là encore, chacun trouvera sa propre réponse, selon sa sensibilité et son degré de tolérance face à la mort. Ce qui est sûr, c’est qu’OROZCO ne laissera personne indifférent, et que les choix esthétiques de Tsurisaki font corps avec la description qu’il nous offre de Bogotá.

Orozco vit dans un quartier très pauvre de la capitale colombienne. Les maisons à moitié en ruines jouxtent les bidonvilles ; les sans-abris sont partout, assis par terre, en train de mendier, à l’agonie ou fumant du crack ; les prostituées se font contrôler par des policiers agressifs ; des groupes d’enfants regardent un cadavre à l’aide de jumelles ; des médecins légistes procèdent aux premières constatations en pleine rue, devant un parterre de badauds. Sous l’œil de Tsurisaki, Bogotá est une ville où la mort rode constamment, où la misère est en pleine lumière, où le rapport à la violence est diamétralement opposé à celui auquel nous sommes habitués dans les pays industrialisés. Loin d’être un film xénophobe, OROZCO témoigne d’une séparation nette dans la relation qu’ont les êtres humains avec la mort, selon les cultures et les milieux sociaux. Dès lors, le regard cru que pose Tsurisaki sur les cadavres fait écho à l’ultra visibilité de la misère humaine et de la mort à Bogotá.

Dans cet univers d’une pauvreté extrême, Orozco fait œuvre de salubrité publique. En effet, l’embaumeur offre ses services aux plus démunis, et fait payer ses prestations 50 dollars, tandis que ses concurrents en réclament 400. Si l’on peut juger ses méthodes de travail barbares, elles ne le sont pas moins qu’un autre embaumeur de la ville dont nous pouvons, l’espace d’une séquence, observer le savoir-faire. Quels que soient les ustensiles et les techniques employés, l’embaumement est une pratique qui est révoltante à regarder, mais Orozco, lui, donne une dignité aux plus pauvres. Il n’est pas faux d’envisager OROZCO comme un documentaire sur la lutte des classes, ou plus précisément sur la perpétuation post mortem de l’avilissement des plus faibles économiquement. Le documentaire américain A CERTAIN KIND OF DEATH (2003) démontre lui aussi combien les pauvres sont encore méprisés, avilis par la société marchande/capitaliste après la mort, en leur interdisant d’accéder à une sépulture décente et nominale. L’embaumeur de Bogotá n’est pas un défenseur des pauvres mais il s’oppose, à sa manière, à la discrimination économique en vigueur dans son pays.

On peut également évoquer, en comparaison avec OROZCO, un autre documentaire sur la mort, THE ACT OF SEEING WITH ONE’S OWN EYES (1971). Dans ce film expérimental, Stan Brakhage ausculte le travail de praticiens dans une morgue de Pittsburgh. Mais très rapidement, leurs gestes deviennent incompréhensibles et gratuits aux yeux du public. Tandis qu’Orozco travaille à la préservation des corps, les légistes de Brakhage ouvrent et détruisent l’unité des cadavres sans raison apparente. Le crâne, la cage thoracique, le sexe, tout y passe comme si les corps, les entités physiques, étaient victimes d’un viol total. Cette assimilation des légistes à des violeurs est d’ailleurs la base du moyen métrage de Nacho Cerdà, AFTERMATH (1994) où l’autopsie d’une femme conduit presque naturellement à son viol nécrophile. Si THE ACT OF SEEING, AFTERMATH et OROZCO partagent le même thème principal (le devenir des cadavres), Tsurisaki ne représente jamais son embaumeur comme un (potentiel) détraqué agissant en dépit du bon sens et/ou de la morale. L’homme qu’il filme fait un travail aussi noble qu’insupportable, du mieux qu’il le peut, avec les moyens du bord…

OROZCO est un témoignage unique sur la misère humaine et la mort. Insoutenable et révoltant, le documentaire n’évite pas certains écueils propres à son sujet. Les scènes d’embaumement sont trop fréquentes et finissent par lasser ; le film est trop choquant pour ne pas entrainer une déconnexion du public par rapport aux images montrées. Ces défauts ne doivent cependant pas décourager celles et ceux curieux des limites de la représentation cinématographique de la mort. Pour le meilleur et pour le pire, OROZCO est une expérience intense dont on ne ressort pas indemne.

Share via
Copy link