Propriété privée

Un texte signé Patrick Barras

USA - 1960 - Leslie Stevens
Interprètes : Corey Allen, Warren Oates, Kate Manx, Jerome Cowan, Robert Wark, Jules Maitland

Dans une station-service, deux marginaux, Duke et Boots, remarquent une élégante femme blonde dans une belle auto blanche. Ils la suivent jusqu’à sa destination finale, une villa cossue de Los Angeles. Par chance, la maison d’à côté est inoccupée et les deux hommes décident de s’y installer incognito pour épier leur nouvelle voisine, Ann, une épouse esseulée. Duke a un plan : proposer ses services en tant que jardinier pour pouvoir pénétrer dans la villa…
La découverte de PROPRIÉTÉ PRIVÉE, film noir délicatement teinté de home invasion movie, a indubitablement de quoi constituer une excellente surprise cinéphilique en 2016. Découverte et surprise, car ce n’est que récemment qu’une copie du film, considéré comme disparu, a été retrouvée dans les archives de UCLA, qu’il a pu subir une restauration supervisée par le UCLA Film & Television Archive, et qu’il a bénéficié chez nous, grâce à Carlotta, d’une sortie en salles fin 2016. Surprise, encore, de découvrir pour le coup une petite pépite produite de manière indépendante et qui sait habilement mener ses spectateurs là où ils ne pensaient pas forcément se retrouver au départ.
Leslie Stevens (ici scénariste et réalisateur) nous laisse dans un premier temps nous installer confortablement dans un récit qui nous apparaîtra forcément familier et qui devrait logiquement se conclure, selon les schémas établis, par un viol et une fin des plus manichéennes où morale et honneur seraient saufs. Ses deux paumés ne sont pas sans nous rappeler avec un certain amusement le sympathique tandem des VALSEUSES (c’est d’ailleurs à se demander si Bertrand Blier a eu l’occasion de voir le film et dans quelle mesure il aurait pu s’en inspirer, du moins en ce qui concerne la première partie du sien…). On se questionne sur leur véritable nature : routards beatniks ou véritables bad boys amoraux ? Quant à Ann, avec ses airs de Barbie, elle apparait de prime abord comme l’archétype de ces personnages féminins, véritables images promotionnelles pour l’American way of life dont se délecteront durant les années 60 tant de séries télé telles que THE DORIS SHOW ou encore BEWITCHED. C’est alors avec plaisir et curiosité que l’on pourra voir le réalisateur faire méthodiquement se craqueler le vernis dont il a superficiellement recouvert ses personnages.
Les discussions de Duke et Boots laissent rapidement transpirer certes le machisme et la frustration de mise, mais également et à mots couverts suffisamment appuyés et explicites (nous sommes tout de même en 1960) une homosexualité latente, une virginité honteuse (en ce qui concerne Boots) voire des soupçons d’impuissance. La traque et la conquête de Ann ne constituent alors plus pour eux qu’une bravade ou un challenge basé sur un contrat, à la manière d’adolescents attardés : « Je vais t’arranger le coup » (Duke s’adressant à Boots). De quoi à nouveau se remémorer LES VALSEUSES, tiens…
En ce qui concerne Ann, on comprend vite que Barbie s’ennuie et que le fait de se conformer à un modèle qui lui enjoint de changer perpétuellement de tenue, afin de correspondre au mieux aux attentes présumées de son mari, d’adopter des poses et des attitudes émoustillantes allant dans le même sens, ne débouche sur rien. Elle demeure sexuellement inassouvie. Toutes ses tentatives et ses efforts pour réveiller les ardeurs de son seigneur et maître, grand fauve capitaliste (Heureusement que Joseph R. Mac Carthy n’est plus de ce monde !) en charge exclusive et accaparante du confort et de la pérennité du foyer s’avèrent vaines. Duke intervient alors de manière impromptue comme une alternative des plus alléchantes pour elle.
C’est à partir de ce terreau narratif que Stevens va nous amener sur le terrain de la fable sociale sur lequel s’engageront par la suite bon nombre de thrillers psychologiques (LES CHIENS DE PAILLE, s’il ne fallait en citer qu’un). En installant les deux compères dans une maison inoccupée où ils pourront à distance guetter leur proie avant de mettre au point une stratégie en vue de la capturer et de la soumettre, Leslie Stevens se donne le loisir, sous couvert de mettre en scène leur voyeurisme, de construire un discours visuel sur la séparation entre deux mondes/classes dont les membres sont irrémédiablement condamnés à rester enfermés dans leur condition et à bonne distance les uns des autres. Une des scènes emblématiques du film nous montre Duke et Boots vautrés dans un canapé de leur maison nouvellement squattée, devant une fenêtre depuis laquelle ils épient Ann en bikini au bord de sa piscine, comme devant un écran de télévision. Scène construite sur un montage alterné qui, pour les plans concernant Ann, comporte une musique totalement absente de ceux qui montrent les deux complices. On en vient simplement à se demander si Ann n’est pas en définitive un produit de consommation hors de leur portée. Question qui par un phénomène de mise en abyme peut également concerner directement le spectateur : qui perçoit réellement cette musique ?… Éternelle question du pouvoir de ce qui est diégétique ou hors-diégèse dans le langage cinématographique, mettant aussi notre voyeurisme en parallèle avec celui de Duke et Boots. La séparation et l’enfermement des protagonistes sont par ailleurs régulièrement réinjectés sous forme de piqures de rappel via des plans tournés au travers des fenêtres des deux demeures, d’un grillage ou d’une cage à oiseaux.
La réalité de Ann, quant à elle, se résume peu ou prou à la notion de soumission. Celle à son mari se mesure rapidement tant elle est criante. Mais son désir d’en sortir un tant soit peu ne semble être qu’illusoire quand on la voit s’entourer avec une certaine lascivité le cou d’un ceinturon oublié par Duke au bord de la piscine, à la manière d’une nouvelle laisse en apparence plus porteuse de promesses.
Sans dévoiler en détails les aboutissants d’une histoire pour laquelle on n’imagine qu’un dénouement tragique, c’est à elle qu’appartiennent les derniers mots du métrage, quand pour répondre à la question de son mari qui se soucie enfin d’elle et qui lui demande si elle va bien elle affirme « Ça n’allait pas, mais maintenant oui. » Preuve de la conviction de Leslie Stevens envers le propos qu’il développe ou simple constat amer et désespéré ?
Pour ce qui est de ses qualités formelles, PROPRIÉTÉ PRIVÉE, a de quoi combler. Tourné en seulement dix jours dans la Maison même de Leslie Stevens (notons que Kate Manx – Ann est également sa femme), le film est pourvu d’une photographie noir et blanc somptueuse due à Ted McCord (épaulé par Alexander Singer, officiellement photographe de plateau durant le tournage) et bon nombre de plans nous permettent de comprendre en quoi Stevens a pu être considéré comme le « protégé » d’Orson Welles. Il suffirait de citer celui où Ann et Duke sont vus en train de danser au travers d’un verre d’alcool vide, puis de s’effacer dans un flou progressif vers la chambre conjugale. Une image digne de figurer dans un film de la trempe de CITIZEN KANE. Soulignons également la prestation de Corey Allen (qui optera plus tard pour une carrière prolifique de réalisateur télé) dans le rôle de Duke, dont le jeu nuancé capable de dévier de manière inquiétante ou hallucinée n’est pas sans rappeler un certain Jack Nicholson.

Un pur plaisir de gourmet à déguster sans retenue…


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- Article rédigé par : Patrick Barras

- Ses films préférés : Il était une fois en Amérique, Apocalypse now, Affreux, sales et méchants, Suspiria, Massacre à la tronçonneuse


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