Dossierreview

Reindeerspotting

Subutex. Produit de substitution pour les héroïnomanes prescrit en France depuis une vingtaine d’années. On peut l’avaler, le sniffer, se l’injecter. Moins cher que la drogue qu’il remplace, le subutex est devenu un produit phare du trafic international. Il fait notamment des ravages en Finlande. C’est là-bas, dans une petite ville triste et froide que Joonas Neuvonen vit. Il décide un jour de prendre sa caméra pour filmer le quotidien de son pote Jani. Un quotidien où se conjuguent extinction des rêves et subutex en intraveineuse.

REEFER MADNESS, REQUIEM FOR A DREAM, ENTER THE VOID : on ne compte plus les films de fiction abordant, de près ou de loin, la consommation de drogue. Bien rares sont les documentaires à s’y frotter, et la raison en est simple. Pour filmer un milieu criminel, il faut y avoir ses entrées. Au pire, on fait comme les incompétents de la télévision. On tourne un documentaire péremptoire, du côté des forces de l’ordre, à grands coups de visages floutés et de voix-off sentencieuses. Le cinéaste Joonas Neuvonen est un camé, comme tous ses potes. Il n’avait pas besoin de la police pour approcher l’univers de la drogue : il lui suffisait de filmer ce qu’il avait autour de lui. Le résultat est inestimable : un témoignage précieux, âpre, sur le vif, comme en attestent les premiers instants du film.

Caméra au poing, Neuvonen suit Jani dans une rue glaciale. Le jeune homme force une voiture pour y voler l’autoradio. L’alarme retentit. Stridente. A réveiller les morts. Les deux amis s’enfuient, la caméra tremblant de toutes parts tandis que la sirène devient un murmure au loin. Jani est ensuite au téléphone pour marchander son larcin contre un peu de subutex. Mais le deal est annulé. Heureusement, un pote le dépanne. Jani prépare son fix, se plante l’aiguille dans le bras et décolle. Son visage devient progressivement amorphe ; ses yeux, vides, perdus dans un ailleurs que lui seul peut voir. Sans fausse pudeur, le réalisateur entomologiste détaille autant que possible la réalité d’un drogué et ce, jusqu’à filmer en gros plan les seringues tandis que le subutex pénètre lentement dans le système sanguin. REINDEERSPOTTING ne cherche pas à justifier les actes des junkies, il ne cherche pas à les excuser, à les montrer sous un beau jour, à les rendre fascinants. Ce n’est pas TRAINSPOTTING. Neuvonen dévoile la drogue telle qu’elle est, pour ce qu’elle est, dans toute sa crudité. Et quelque que soit le junkie filmé, les conséquences sont peu ou prou les mêmes…

Un mec veut bien partager quelques frites mais fait payer une demi dose de subutex au prix fort, même à ses meilleurs potes. Un autre, totalement défoncé, fait le mariole devant la caméra avant de chuter lourdement de deux étages pour se briser les os sur le sol. Un autre encore, teint cadavérique et regard vitreux, fouille ses propres poubelles pour y trouver une seringue utilisable. Au fil de REINDEERSPOTTING se dessine le tableau d’une « jeunesse nordique » à l’abandon, sans ressources ni parents, qui erre et se perd dans le réconfort d’un bonheur artificiel, à 40 euros la dose. Neuvonen rejoint ici les travaux photographiques de Larry Clark et Brooke Smith en dressant le portrait d’une génération extrême, vouée à une existence fulgurante. Se dessine également l’impasse existentielle dans laquelle s’enferment irrémédiablement les consommateurs de drogues dures : le plaisir des premières prises laisse rapidement place à une dépendance perpétuelle, une dégradation irrémédiable du corps et de l’âme tandis que l’amitié devient instable, changeant au gré des injections et du manque. Jani ressent bien cela, cette vie qu’il gâche et qui lui échappe. Il veut tout fuir : la Finlande, cette ville de merde, ses « amis ». Il entre par effraction dans une supérette, y dérobe 5 000 euros, et quitte le lendemain matin son pays pour l’Europe continentale. Neuvonen le suit.

La deuxième partie de REINDEERSPOTTING prend la forme d’un road movie. La France, l’Italie, l’Espagne : Jani et Neuvonen y arpentent les grandes villes, explorent le monde et se droguent de plus en plus. Deux euphories se rejoignent et s’alimentent. Celle de la découverte d’un univers européen vaste, inconnu, porteur d’innombrables promesses. Celle aussi du subutex en quantité industrielle, acheté une bouchée de pain à Barbès, et dont ils vont abuser. Les yeux grands ouverts sur ces nouveaux paysages, les veines saturées de came, ils aiment la vie, la saisissent autant que possible. Ils n’ont jamais été aussi loin. Au firmament de son bonheur, Jani décide d’arrêter le subutex : il casse ses aiguilles sur les rivages ensoleillés de la Sicile et se promet de vivre une vie simple. Il veut une femme, une petite maison, un bout de terre, des enfants. Plus dure sera sa chute. Et la nôtre avec lui.

Jani n’arrivera pas à arrêter la drogue. Pire : à son arrivée en Espagne, il essaie pour la première fois de sa vie l’héroïne. « Pourquoi ? » lui demande Neuvonen : parce qu’il en a envie, tout simplement. Il n’y a pas d’autre explication à fournir. Jani est un junkie, enfermé dans une prison qu’il s’est lui-même créé et dont il ne saurait s’échapper. Le jeune homme qui lutte et se débat sous nos yeux n’est pas un déchet comme le penserait la vindicte populaire. Il est au contraire tragiquement humain, un être shakespearien qui a pleinement conscience des désastres de sa conduite et qui voit ses rêves, sous sa propre impulsion, devenir inatteignables. Si REINDEERSPOTTING est exemplaire de l’extrême difficulté à sortir de la drogue, il l’est aussi de l’impossibilité à changer radicalement de vie : architecte de sa propre destruction, Jani n’est pas si éloigné de nous. Comme lui, nous avons tous derrière nous des projets abandonnés, des désirs de nouveauté, des perspectives prometteuses que l’on a pas su embrasser. Compagnon thématique du magnifique OSLO 31 AOUT, REINDEERSPOTTING scrute froidement, honnêtement cet écart qui nous fonde entre ce que l’on rêve de faire et ce que l’on fait réellement.

Journal de bord, portrait, témoignage d’une génération, documentaire sur la drogue, descente aux enfers, fuite en avant en forme de road-movie, précis sur la nature humaine : REINDEERSPOTTING est tout cela à la fois. En juillet 2010, Jani s’est pendu au Cambodge et Neuvonen purge, depuis 2013, une peine de deux ans et demi de prison pour trafic de drogue. Chacun à leur manière, ils ont réussi à échapper à la Finlande, à ses rues stériles et désespérantes. Ils ont réussi à échapper à leur vie. Quant aux rêves, ils resteront comme trop souvent là où ils sont. Lettres mortes.

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