Rencontre avec Hélène Cattet, Bruno Forzani et Eve Commenge, réalisateurs et co-productrice de Laissez bronzer les cadavres

Un texte signé Paul Siry

- 2017

Le troisième long-métrage d’Hélène Cattet et Bruno Forzani LAISSEZ BRONZER LES CADAVRES sort en France mercredi 18 octobre. Pour cette occasion, en plus de les rencontrer, nous avons rencontré également la co-productrice Eve Commenge avec qui ils travaillent depuis leur premier long.
Entretien réalisé avec Carine Trenteun de Culturopoing.

Paul : C’est la première fois qu’un de vos films est basé sur un matériau préexistant, puisque vous adaptez le roman LAISSEZ BRONZER LES CADAVRES de Jean-Pierre Bastid et Jean-Patrick Manchette. Comment avez-vous alors abordé le scénario ?

Bruno Forzani : Nos autres scenarii sont créés de toutes pièces. Cette phase est plus longue qu’ici car ils ne sont basées sur rien, sur des sables mouvants et nécessitent que l’on s’accorde. Pour ce film, ça a été beaucoup plus simple car on avait une base hyper carrée avec ce roman. Il y a cette ligne hyper forte, et on trouve des petites portes au détour d’un mot ou d’une phrase par exemples pour construire d’autres choses et aboutir au film. Ce processus d’écriture nous a pris trois semaines.

Paul : Vous vouliez faire un western depuis un petit moment. Considérez-vous l’avoir fait avec LAISSEZ BRONZER LES CADAVRES ?

Hélène Cattet : J’ai découvert le livre quand Bruno et moi avions achevé notre dernier court-métrage, SANTOS PALACE. Ce court est une espèce de western urbain où l’histoire se passe dans un café mais filmée comme un duel. Il est vrai que nous avions très envie d’explorer cette voie, de parler de deux personnages pour exprimer une relation invisible par la mise en scène du western. Pile à ce moment-là, j’ai lu LAISSEZ BRONZER LES CADAVRES qui mélange en quelque sorte le western au polizieschi. J’en ai parlé à Bruno et nous avons gardé l’idée que ce serait l’occasion de réellement se lâcher côté western.

Bruno Forzani : J’avais commencé à écrire un scénario de western, avec des cow-boys. Peut-être que ce projet se fera mais on sort un film tous les quatre ans. Je ne sais pas combien de temps notre vie nous laissera pour faire tout ce qu’on veut. Côté référence, il y a SENTENCE DE MORT, un western italien que j’adore, où il y a ce côté névrotique via le personnage incarné par Tomas Milian, un albinos fasciné par les femmes blondes parce qu’elles lui rappellent l’or. C’est aussi une des pistes qui nous a guidés sur ce travail avec l’or que se disputent les personnages de LAISSEZ BRONZER LES CADAVRES.

Paul : Pour le casting, est-ce vrai que vous ne vouliez que des acteurs issus du cinéma porno des années 70-80 ?

Hélène Cattet : Pas exclusivement ! (rires) Juste pour le rôle de la peintre Luce et celui de l’écrivain Bernier. Ce sont des personnages d’artistes-anarchistes qui ont réalisé des performances et brisé quelques tabous. Pour les interpréter, on imaginait en effet des gens qui ont appartenu au monde du porno des années 70, car ce sont pour nous des personnes qui ont tenté d’enfoncer des portes, et qui ont changé la société. Par hasard, nous avons rencontré par la suite d’autres personnes comme Elina Löwensohn qui avait joué dans le film MON ANGE réalisé par un ami, Harry Cleven. Idem pour Bernie Bonvoisin qui a joué dans le film SONAR, d’un autre ami Jean-Philippe Martin. En regardant ses photos de plateau, c’était évident qu’il nous le fallait ! Les hasards nous ont fait rencontrer encore d’autres comédiens.

Paul : Marilyn Jess, créditée sous son vrai nom Dominique Troyes, n’était-elle pas prévue pour le rôle de Luce finalement tenu par Elina Löwensohn ?

Bruno Forzani : Effectivement, on l’avait rencontrée initialement pour le rôle de Luce. On a beaucoup été en contact et au fur et à mesure du casting, Hélène s’est dit qu’il fallait qu’on garde une trace de cette rencontre et de ce concept de casting porno. Du coup, elle a eu l’idée de donner le rôle du deuxième flic à Marilyn, qui était prévu pour un homme. Du coup elle n’est plus contestataire mais incarne la loi et l’ordre !

Hélène Cattet : C’était très drôle de l’imaginer endosser ce rôle !

Paul : Où avez-vous trouvé Pierre Nisse ? En plus d’être parfait, il a une gueule extraordinaire !

Bruno Forzani : On nous avait envoyé son CV il y a quelques années, et François Cognard nous a montré un court-métrage où il jouait, LA MORT DU LOUP.

Eve Commenge : Pierre est une star en Belgique, il a quasiment toujours un rôle dans tous les films belges ! (rires)

Bruno Forzani : Au casting, on filmait une séquence bien précise avec chacun et chacune, sans les autres, et on assemblait au montage les pièces pour voir si les interactions fonctionnaient.

Hélène Cattet : Voilà comment on a déterminé qui intégrerait le groupe, en fonction de qui va pouvoir réagir avec qui, qui va pouvoir tenir tête à Rhino, quel policier aura les épaules pour faire face aux gangsters, qui va se mélanger pour avoir des duels forts, etc.

Paul : LAISSEZ BRONZER LES CADAVRES contient au moins une idée par scène. Faites-vous un tri parmi vos idées ou y allez-vous à fond pour toutes les tourner ?

Bruno Forzani : À la base, on essaye toujours d’y aller à fond. Vu qu’on prend chaque film comme étant le dernier, on cherche toujours à donner le meilleur de nous-mêmes, à 100 %. Ensuite, on coupe certaines choses. Côté écriture, LAISSEZ BRONZER LES CADAVRES ne nous a pas fait mal, si on peut dire, alors qu’AMER et L’ÉTRANGE COULEUR DES LARMES DE TON CORPS touchaient à des éléments désagréables. Lorsqu’on commence à les ressentir, quelque chose se dégage de notre projet. Du coup, on plonge dans le désagréable, dans cette boue, dans l’instinctif (rires). Je ne sais pas comment le dire autrement ! Ce sont des choses un peu oniriques que l’on recrée à partir d’éléments tangibles – une table, un décor, un lieu – qu’il nous faut ensuite concrétiser sur le plateau, ce qui est un gros challenge. Cet aspect viscéral est présent à l’écriture, pas au tournage. Les effets spéciaux sont, à côté, de l’ordre du bricolage, une étape un peu cheap. Tu te demandes si ça va passer car ces séquences sont censées être des pinacles : comment avec l’élément physique, de la vie de tous les jours, peut-on créer une chose qui relève de l’univers fantastique ?

Carine : Combien de temps le montage a-t-il duré ?

Hélène Cattet : Dix semaines en tout, cinq où Bernard Beets, le monteur, était seul, puis cinq avec nous. C’est surtout dans les cinq ensemble que tout se finalise, donc il nous a fallu être rapides. Mais à la base, tout est quand même pré-monté. Le découpage dicte le montage. Quand on écrit, on tente déjà de jouer avec le spectateur et avec des choses inconscientes, via nos associations d’idées. Dès le scénario, les idées de montage se mettent en place, associer telle image avec telle autre, etc. Le procédé s’intensifie au niveau du story-board et on fait de petits essais de montage : on se filme, on monte des plans et on voit ce que ça donne. Cela nous permet d’être bien préparés, de savoir vraiment ce qu’on veut dire, si ça passe, et d’être efficaces au tournage. Nous n’avons pas assez d’argent pour improviser, et c’était compliqué avec les conditions de tournage sur ce film. Bruno et moi considérons qu’aucun plan n’est gratuit et doit signifier quelque chose donc il faut que ça fonctionne sinon la séquence est gâchée. Avec le monteur, on travaille le rythme, le jeu des comédiens, mais le squelette du film est là en amont.

Bruno Forzani : On ne sur-découpe pas, on ne se dit donc pas “Tournons un tas de plans pour cette scène de fusillade, on équilibrera au montage”. Le point de vue de la séquence est présent à l’écriture, et les images le sont dans le story-board.

Eve Commenge : Tous les plans tournés sont dans le montage, il n’y a pas ou peu de déchets.

Paul : Du coup, combien de temps consacrez-vous à ce découpage ?

Bruno Forzani : C’était six mois pour LAISSEZ BRONZER LES CADAVRES, et neuf mois sur les deux précédents.

Carine : Cela signifie que tout ce qui fonctionne au scénario doit fonctionner au montage…

Bruno Forzani : C’est nécessaire. Il n’est jamais arrivé que la méthode ne marche pas mais…

Hélène Cattet : Si c’est arrivé sur un court-métrage, et c’était compliqué de s’en sortir.

Paul : Dans le livre, le titre s’explique par un gag mais jamais dans le film. Aviez-vous hésité à l’expliquer, ou de changer le titre ?

Bruno Forzani : Non, on a toujours adoré ce titre ! Hélène et moi ne sommes pas portés sur l’explicatif, donc nous avons simplement préféré l’occulter.

Paul : Comment produit-on un film d’Hélène Cattet et Bruno Forzani ? Est-ce plus facile avec le temps, particulièrement avec la notoriété de Jean-Patrick Manchette ?

Eve Commenge : Si on doit se poser la question en repartant des débuts – c’est-à-dire sur leur dernier court-métrage SANTOS PALACE où je les ai rencontrés, et surtout sur la production de leur premier long AMER -, la production vient d’une énergie commune. Il y avait la vision d’Hélène et Bruno très forte et remarquée en festivals avec leurs précédents courts, que j’appréciais déjà. Leur carte de visite via les courts et notre rencontre ont permis de dégager une énergie nouvelle, un coup de folie, une envie et de se lancer dans l’aventure qu’était la production d’AMER. C’est le tout premier point de départ mais concrètement, on produit un film d’Hélène et Bruno comme on produit les autres films : on cherche des financements publics et privés, des coproductions, des télévisions, des distributeurs, des vendeurs, etc. Ceci dit, mon travail résulte du goût commun et de l’énergie commune pour la vision d’Hélène et Bruno. Et la folie ! (rires) Comme le pari AMER a pas mal fonctionné, ça a été évidemment “plus simple” de produire L’ÉTRANGE COULEUR DES LARMES DE TON CORPS. La reconnaissance d’AMER a permis d’avoir plus de budget. Pour LAISSEZ BRONZER LES CADAVRES, d’autres éléments se sont rajoutés, dont l’œuvre de Manchette qui a effectivement permis d’attirer des partenaires différents, de monter le petit tas de pierres encore un peu plus haut.

Paul : Jusqu’à présent, vous n’utilisez que des reprises pour votre bande son. Pensez-vous faire composer une bande originale un jour ?

Hélène Cattet : Pour l’instant, non. La musique nous inspire pour le scénario. Il faudrait que cette composition originale soit déjà présente avant l’écriture.

Bruno Forzani : En termes de sonorité, ce n’est pas évident non plus. Quentin Tarantino l’a fait pour LES 8 SALOPARDS mais je pense qu’une musique d’Ennio Morricone avec tout l’orchestre coûte un bras, qui plus est en amont du tournage.

Carine : Bertrand Mandico nous racontait qu’il avait des musiques en tête quand il a travaillé sur son dernier film, LES GARÇONS SAUVAGES, mais qu’il n’a pas pu les avoir et les a donc changées, sauf deux qu’il lui fallait absolument tant le projet y était lié. Est-ce également votre cas ?

Hélène Cattet : Oui, on a eu un vrai souci au générique. Toute cette séquence était réalisée par rapport à ce morceau dont on n’arrivait pas à avoir les droits. Nous en étions malades car sans celui-ci, il nous aurait fallu tout remonter, ce qui aurait été à la fois très coûteux et aurait aussi débouché sur un résultat inférieur à notre idée. Là est le risque.

Eve Commenge : Il aurait fallu à nouveau repartir dans le village en Corse (rires collectifs).

Paul : Merci pour vos affiches, crées par Gilles Vranckx. Quand on demandait aux projectionnistes de l’Utopia Toulouse si l’exploitation de L’ÉTRANGE COULEUR DES LARMES DE TON CORPS était finie puisqu’il n’y avait plus d’affiche dans le hall, ils nous répondaient “Putain, on nous l’a encore volée !” (éclat de rire général)

Bruno Forzani : Pareil lorsqu’on est allé dans un autre festival où il n’y avait pas les agrandis. J’ai demandé au responsable s’il n’y avait pas d’affiches, il m’a répondu “Elles étaient là mais elle ont toutes disparu” (rires). Je crois qu’on va arrêter de faire nos affiches. Au départ c’était un plaisir mais ça met une pression supplémentaire, surtout après celle d’AMER. Les gens les attendent désormais. Quand on sort du film, on est déjà épuisé, donc créer l’affiche ensuite, c’est dur. On vous dit ça maintenant parce qu’on est crevé, mais qui sait.

Hélène Cattet : C’était un plaisir de les confectionner, on adore tous les petits goodies qu’il y autour d’un film. On est assez fétichistes des petits objets en lien avec les longs-métrages, ça fait partie de la vie du film.

Bruno Forzani : Il y a une question centrale : où prend-on du plaisir quand on crée un film ? C’est tellement de souffrance, tellement de remise en question et de nouveaux cheveux blancs qui apparaissent que tu te demandes où est le plaisir.

Hélène Cattet : C’est de la torture quelque part.

Bruno Forzani : L’affiche à la base c’était un plaisir. Quand on a écrit LAISSEZ BRONZER LES CADAVRES ça a été du plaisir pur. Quand on a entamé la préparation du film, ça a été l’enfer. Quand on a tourné, ça a de nouveau été du plaisir pur et dur. Quand on est arrivé en studio pour la post-production ça a été dur.

Hélène Cattet : (l’interrompant) Certes, c’était un peu plus dur mais quand même, c’est chouette cette phase de tournage et ce qui s’ensuit.

Bruno Forzani : Ah si c’était dur, surtout les deux premières semaines. Et puis la post-production est un long chemin de plusieurs mois dans des salles noires où tu te saoules toi-même avec ton propre film. Quand tu le termines, t’es à bout, tu ne peux même plus le regarder alors que c’est supposé être un truc que tu portes, que t’as envie de voir, et au final tu peux plus le supporter ! Donc essayer de retrouver du plaisir dans ce qu’on fait c’est quand même à chaque fois… comment dire…

Hélène Cattet : Il faut savoir qu’à chaque étape de l’élaboration du film, on aime être là. On aime travailler avec le monteur image, avec le monteur son, avec le bruiteur. À aucun moment une étape ne se fait sans nous.

Bruno Forzani : Les gens avec qui nous travaillons ont trouvé leur place au fur et à mesure. Maintenant ça roule tout seul mais nous devons toujours être présents car nos films sont tellement faits de détails : ça se fait à l’image près, au son près. À un moment, la question s’est posée pour déléguer sur LAISSEZ BRONZER LES CADAVRES, mais c’est clairement impossible. Peut-être pour le prochain.

SPOILER

Paul : À la fin, le policier meurt différemment, avez-vous cherché à ce que sa mort soit semblable à celle du livre ou le changement est-il délibéré ?

Bruno Forzani : C’est délibéré pour la mort du policier, on avait envie de modifier cette fin. Pendant tout le livre, ils sont en train de boire, avec une espèce de fièvre qui se dégage de ces pages, donc nous avons opté pour un final fiévreux. On avait signé un court-métrage, O IS FOR ORGASM, pour l’anthologie ABCS OF DEATH, et on est reparti dans cette optique de transe, d’un duel qui ne soit pas terre-à-terre.

Photo de Carine Trenteun.

Merci à Maxime Lachaud et au Webon Coffee & Food (50, rue du Taur, Toulouse) pour son accueil.

Retrouvez notre critique de LAISSEZ BRONZER LES CADAVRES.

Entretien en collaboration avec Culturopoing.


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- Article rédigé par : Paul Siry

- Ses films préférés : Requiem pour un massacre, Mad Max, Ténèbres, Chiens de paille, L'ange de la vengeance


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