Sa Majesté des Mouches

Un texte signé Stéphane Bex

Une bande de jeunes étudiants anglais partis en Australie pour échapper aux désastres du second conflit mondial se retrouvent naufragés sur une île déserte après l’accident de leur avion. Aucun adulte n’ayant survécu, les enfants livrés à eux-mêmes découvriront que le dieu de la guerre ne sévit pas seulement à l’extérieur mais réside également à l’intérieur d’eux-mêmes.
On aura sans doute reconnu l’argument de SA MAJESTÉ DES MOUCHES (LORD OF THE FLIES), l’œuvre la plus connue de William Golding, dont le pessimisme radical quant à la nature humaine n’égale peut-être que celui de George Orwell. Mis en scène par Peter Brook, dramaturge-cinéaste (MODERATO CANTABILE, LE ROI LEAR, LE MAHABHARATA) en 1963, soit une petite dizaine d’années après le roman, le film retraduit fidèlement l’argument de Golding. Version pessimiste des utopies verniennes (LES ENFANTS DU CAPITAINE GRANT), canevas des insularités contemporaines à la LOST, ou brouillon des survivals des seventies (DELIVRANCE), l’œuvre de Brook, par son classicisme, son traitement mythique et son refus de se plier aux règles d’un genre, n’en finit pas de réaffirmer son étonnante modernité.
La troupe des enfants se partagera ainsi entre deux camps : d’un côté, l’apollinien Ralph, héros civilisateur rassemblant le groupe par l’intermédiaire d’une conque trouvée sur la plage, objet par lequel transitera la parole. De l’autre le dionysiaque Jack, jeune adolescent d’origine aristocratique trouvant dans l’isolement insulaire l’espace où faire grandir les mêmes pulsions violentes et barbares qui régissent le monde à l’extérieur. Entre les deux, le jeune Porcinet (Piggy), second de Ralph incarnant une rationalité lucide et gardien du feu salvateur grâce à ses lunettes, mais promis au sacrifice tout comme Simon, seul personnage qui aura le courage de regarder en face les monstres de l’île et y reconnaître leur pouvoir d’illusion. Si l’aventure du petit groupe d’enfants débute en robinsonade aux allures de cour de récréation, le conflit entre les deux personnages principaux s’exacerbe très rapidement, isolant progressivement Ralph qui ne pourra que subir la progression exponentielle de la violence et la barbarie. Les uniformes scolaires sont très vite abandonnés laissant place aux haillons loqueteux ou aux peintures guerrières dont Jack invite son clan de guerriers à se doter.
La plus grande force du film se trouve peut-être dans la double casquette portée par Peter Brook, dont l’œil est à la fois celui d’un cinéaste et d’un metteur en scène de théâtre. Ici, chaque geste , portant avec lui la puissance d’un rituel, s’organise en vue d’une cérémonie secrète dont le cœur, selon les lois d’un théâtre originel, est le sacrifice. Peter Brook, adepte de « l’espace vide », transforme les décors de l’île et leur végétation luxuriante en espace clos, délimité géométriquement par la répartition des clans antagonistes, l’action principale cherchant à en trouver le centre où doit avoir lieu le sacrifice dionysiaque et la mise à mort de la civilisation. Haut (montagne où est allumé le feu, point de vue général sur l’île) et bas (la plage), comme espace guerrier (les rochers servant de fort) et espace civilisé (le groupe resté dans la jungle), s’opposent en redessinant une carte à la fois mythologique et sociologique, mettant en danger ceux qui en transgressent les frontières et les limites. Au roman, Peter Brook ajoute la puissance de figuration de la cartographie des corps adolescents peinturlurés, dont les motifs renferment encore d’autres espaces barbares, ailleurs terrifiant où semblent se réinventer et se phantasmer les batailles sur les fronts du monde extérieur. L’avancée progressive vers l’inconnu de la nuit est épousée ici par le passage de la blondeur innocente à celui d’une noirceur des corps, réhaussée encore par l’emploi des torches lors des scènes nocturnes. La scène saisissante d’une orgie nocturne entre les jeunes garçons deviendra ainsi un maelstrom vertigineux et ivre de danses improvisées au cours desquelles des tisons sont lancés dans la mer à la manière de fusées ou de missiles guerriers. La beauté est terrifiante, la folie contagieuse. « Le diable, c’est l’ennui » affirme Peter Brook ; ici, ce serait plutôt celui d’un Mal dissimulé profondément, n’attendant que le vide et l’absence pour se manifester. Au dieu mort peut se substituer le toujours vivace dieu de la guerre, prenant les allures ici d’un totem parodique, tête de truie plantée sur un bâton acéré et que seul Simon, le jeune garçon à part, osera regarder dans les yeux pour n’y reconnaître qu’une face grotesque. Belzébuth, le seigneur des Mouches biblique, nous dit Peter Brook, est d’abord le maître des illusions, qui peut faire prendre un parachutiste égaré pour un monstre terrifiant et faire croire qu’un homme ne vaut pas plus qu’un gibier. L’espace vide est un miroir dans lequel chacun est invité à se reconnaître non pas dans son apparence mais dans son désir secret et dans les pulsions qui le travaillent. Il aura fallu à Peter Brook, pour illustrer ces dernières, l’audace d’un tournage réduit, l’intervention d’un second caméraman, Gerry Feil, chargé au départ de filmer plus librement le travail de Brook, et la volonté de laisser les enfants improviser les scènes. En ressort une œuvre qui emprunte autant à la fiction cinématographique qu’au travail de plateau et au documentaire. Au rythme de la dramaturgie classique, aux cadres rigoureux du cinéma, Peter Brook préfère l’infusion lente et la capillarisation de la violence pour mieux en montrer parfois le jaillissement monstrueux. L’horreur s’avance masquée et l’œuvre de Peter Brook s’apparente à une lente et douloureuse remontée de ce masque. Que cache-t-il dessous ? « Si l’éclairage de côté ou par en dessous transformait à ce point un visage, qu’était-ce donc qu’un visage ? Qu’était donc toute chose ? » se demande Golding dans le roman. Des visages, le film en montrera donc et ils restent aujourd’hui encore des miroirs énigmatiques.


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- Article rédigé par : Stéphane Bex

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