Silip

Un texte signé Philippe Delvaux

Philippines - 1985 - Elwood Perez
Titres alternatifs : The daughter of Eve
Interprètes : Maria Isabel Lopez, Sarsi Emmanuelle, Myrna Manibog, Mark Joseph

Dans un petit village côtier perdu au bout du monde vit Tonya, une jeune femme névrosée qui rejette ses pulsions et se retranche derrière un credo religieux qu’elle tente de transmettre au reste d’une communauté qui, elle, vit sa sexualité sans complication et la prend donc pour une demi-folle. Tonya est éprise de Simon mais le méprise ouvertement, ce dernier ayant une liaison avec Mona… qu’il est pourtant prêt à abandonner pour Tonya. Le comportement paradoxal de Tonya est à rechercher dans son passé, lequel ressurgit lorsque son ancienne amie, Selda, revient au village après quelques années passées à Manille.

Le cinéma Philippin de genre, même s’il a produit toute une gamme de films célébrés par d’aucuns, reste quand même méconnu du spectateur francophone lambda. En cause la rareté des sorties cinémas et vidéos de par nos contrées.

Et dans le cas de SILIP, c’est bien dommage car gageons que si le film avait été, disons, japonais, il aurait eu depuis longtemps lesdits honneurs d’une sortie en salle et en vidéo. A noter que si l’œuvre est restée inédite chez nous, elle a par contre été remakée en 2007 aux Philippines.

Car SILIP réconcilie l’amateur de cinéma de genre (ici érotique) et celui du cinéma d’auteur, statut auquel Elwood Perez peut prétendre. En effet, si SILIP multiplie les nudités et les séquences chaudes, ce n’est – et c’est suffisamment rare pour le souligner – jamais gratuit. La sexualité s’inscrit au cœur du drame qui se développe au long de ramifications scénaristiques élaborées.

Autour de Tonya, Selda, Mona et Simon gravitent encore d’autres personnages qui s’imbriqueront dans le développement des événements à venir : Pia, jeune fille à peine nubile, tiraillée entre les leçons morales de Tonya et ses phantasmes envers Simon ; le fils d’une précédente liaison de Mona, qui ne voit pas d’un bon œil le désir de Simon envers Tonya ; et enfin Ronnie, l’amant que Selda ramène avec elle de Manille.

La séquence d’ouverture est importante en ce qu’elle se reflète en miroir dans le dernier quart du film : on y voit Simon tuer un taureau pour nourrir le village (amis des animaux, soyez prévenus, Elwood Pérez ne s’est pas embarrassé de trucages, la mise à mort est réelle), le dépecer, l’éviscérer et le décapiter avant de répondre aux enfants en pleurs (dont Pia et le fils de Mona) que « toute vie doit mourir ». Le choc de cette vision fait survenir chez Pia ses premières règles. Cette séquence, visuellement très forte à cause de la véracité de la mise à mort, contient tout le développement thématique du film : le meurtre nécessaire pour la survie du village et donc la question de la victime (ici le taureau, donc le mâle reproducteur), le rapport au sang et le rapport du sang à la sexualité, la consommation de la chair (mangée ou sexualisée), etc.

Et le brio dans l’ouverture ne se démentira plus par la suite. Pérez entremêle intelligemment et avec un sens certains du rythme le chemin de chacun de ses personnages jusqu’au moment où, après une heure et demi, le drame sentimental fait place au drame pur pour une dernière demi-heure intense. La mort qui s’invite en fin de parcours s’annonce comme inéluctable, amenée par l’enchaînement impitoyable des événements. Ce n’est plus un drame, c’est une tragédie. Le meurtre est devenu une nécessité, il frappe un innocent et renvoie ainsi à la séquence d’ouverture sur le sacrifice.

Qui plus est, sans afféteries ni chichis, la photographie se démarque du tout-venant érotique et capte avec un égal bonheur les paysages de dunes fantasmagoriques et les corps en sueur. L’ambiance générale évoque le Pasoloni de la Trilogie de la vie ou les œuvres décalées de la période mexicaine de Bunuel ou de son disciple Arturo Ripstein, notamment par l’entrelacs du sexe et de la foi.

Dans un pays aussi catholique que les Philippines, quoi de plus normal que de faire discourir le sexe avec la religion. Le titre international ne s’y trompe pas : THE DAUGHTER OF EVE, ce sont les enfants d’après le péché originel, ceux de l’innocence perdue. Il n’est que de voir le traitement de la gent enfantine dans le dernier quart du film pour s’en convaincre. Mais d’autres allusions bibliques parsèment encore l’œuvre : les deux personnages principaux sont caractérisés en opposition : la vierge Tonya s’affiche en écho de la mère de Jésus tandis que Selda incarne plutôt Marie-Madeleine, la prostituée au grand cœur. Et le personnage de Simon figure moins le Stylite homonyme (son pilastre en pierre, il l’a plutôt dans le caleçon) que Jésus par son destin expiatoire qui permettra in fine à la communauté de communier à sa mémoire.

Et soulignons-le, le drame se mâtine d’érotisme. Les séquences, toutes justifiées, sont nombreuses, bien filmées, en un mot efficaces. S’il n’y a pas de hardcore, une des dernières scènes érotiques nous montre le sexe en érection du protagoniste. A nouveau, ce surcroît d’audace se justifie narrativement en mettant l’emphase sur la rencontre charnelle la plus importante.

L’action prend place dans un univers intemporel. Quelques très rares éléments de modernité sont rattachés à Selda : elle est venue en bus, elle fait danser les enfants au son d’une radio jouant le Like a virgin de Madonna (référence biblique à nouveau), elle se coiffe, s’habille et se maquille comme une citadine. Tous les autres protagonistes semblent vivre dans un village de l’ancien testament.

SILIP n’est pas seulement un chef d’œuvre du film érotique mais un Grand film tout court. A redécouvrir d’urgence.


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- Article rédigé par : Philippe Delvaux

- Ses films préférés : Marquis, C’est Arrivé Près De Chez Vous, Princesse Mononoke, Sacré Graal, Conan le Barbare

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