Sur le seuil

Un texte signé Clément X. Da Gama

Canada - 2003 - Eric Tessier
Interprètes : Michel Côté,Patrick Huard,Catherine Florent

Deux évènements traumatisants surviennent coup sur coup à Montréal : un policier tue avec son arme de service une dizaine d’enfants à la sortie de leur école ; le célèbre écrivain d’horreur Thomas Roy tente de se suicider après avoir sectionné ses doigts. Paul Lacasse, psychiatre en charge de Roy, comprend que ces tragédies sont liées et que d’autres, bien plus terribles encore, se préparent dans l’ombre…

Le nom de Patrick Senécal n’est malheureusement pas assez connu en France. Ecrivain, scénariste et réalisateur québécois, Senécal est l’auteur d’une quinzaine de romans où la description ultra réaliste du Québec contemporain se mêle à des éléments tragiques, grotesques et/ou fantastiques. Si son plus grand roman, Aliss, attend toujours d’être adapté au cinéma, d’autres de ses livres ont été portés à l’écran : 5150 RUE DES ORMES d’Eric Tessier ainsi que LES 7 JOURS DU TALION de Podz ont connu un grand succès d’estime en France. Succès amplement mérité tant ces films sont maîtrisés et bouleversants. SUR LE SEUIL est la première adaptation cinématographique d’un roman de Senécal et, comme à son habitude, l’auteur s’est lui-même chargé d’en écrire le scénario, s’assurant ainsi du respect de l’œuvre originale. Reste à savoir si les premiers pas de Senécal dans les salles obscures furent aussi réussis que les suivants.

SUR LE SEUIL prend la forme d’une enquête psychanalytique et policière. Après l’internement de l’écrivain Thomas Roy, Paul Lacasse mène une investigation sur son patient en interrogeant ses amis, sa famille, jusqu’à ce que Roy ne sorte de sa catatonie et ne lui révèle une partie de son passé. Cette première phase de l’enquête pousse Lacasse à étendre ses recherches au-delà de Montréal, dans une bourgade dévote de la campagne québécoise, où le psychiatre s’entretient avec d’anciennes connaissances de Roy. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Senécal et son réalisateur Eric Tessier (qui signera par la suite 5150 RUE DES ORMES) font la part belle aux dialogues : ces derniers, omniprésents et incisifs, constituent la matière première de SUR LE SEUIL puisque ce sont les échanges entre les personnages, bien plus que leurs diverses actions physiques, qui font avancer l’histoire et les drames. De ce fait, le film ne s’adresse absolument pas aux spectateurs férus d’action non-stop et de débauches gores : réservant quelques moments graphiquement très corsés, SUR LE SEUIL marche davantage sur les traces de classiques tels que ROSEMARY’S BABY et RENDEZ-VOUS AVEC LA PEUR où les dialogues et la psyché des personnages priment sur l’horreur visuelle, où ce qui est raconté est bien plus terrorisant que ce que l’on voit à l’écran…

A ce titre, le dialogue entre Lacasse et le policier responsable d’une tuerie d’enfants est un monument de suspense. Assis l’un en face de l’autre, le policier explique froidement au psychiatre les raisons l’ayant poussées à commettre l’irréparable : la mise en scène, sans aucune esbroufe, se met entièrement au service du monologue du policier qui, par sa description détaillée, nous fait vivre une tragédie invisible à l’image et qui cependant nous glace le sang. D’autres scènes du même acabit font exploser le trouillomètre du public sans que rien ne soit jamais concrètement représenté, démontrant encore (si besoin était) une certaine supériorité du suggéré sur la monstration. En refusant ainsi de se laisser aller à une surenchère de violences et d’atrocités, Senécal et Tessier signent un « film d’horreur à l’ancienne », véritable pied de nez à tout un pan du cinéma horrifique contemporain.

Le film est également très original par son personnage principal. Loin d’être un jeune bellâtre plein de fougue, Lacasse est un psychiatre d’une cinquantaine d’années, bourru, progressivement fragilisé par les révélations de son enquête. Le héros est représenté au début du récit comme un homme plein de certitudes quant au monde et à son travail : à la tête d’un service psychiatrique, il jouit d’une reconnaissance professionnelle et se plaît à ridiculiser toute théorie qui n’est pas fondée sur des faits scientifiques. Pourtant, son patient Roy va ébranler, puis détruire, ses convictions rationnelles : lentement, douloureusement, Lacasse reconnaît l’existence de forces occultes qui dépassent son entendement et face auxquelles son savoir médical ne lui est d’aucun secours. Ce reniement n’est pas une simple donnée scénaristique définissant le protagoniste, mais participe activement à la création du suspense. Par l’effondrement du paradigme scientifique/moderne de Lacasse, le surnaturel acquiert une force redoutable, dont l’influence grandissante sur les personnages et le récit est aussi sournoise qu’implacable…

SUR LE SEUIL se veut d’abord être une œuvre hautement réaliste. Le film s’ouvre sur un reportage télé faisant état d’une tuerie d’enfants, avant de nous plonger dans le quotidien d’un hôpital psychiatrique. Des réunions entre praticiens à l’évaluation quotidienne des malades, Senécal et Tessier construisent un univers clinique crédible, presque « banal », qu’ils prendront un malin plaisir à doucement pervertir. Si les dialogues (et les révélations qu’ils portent) sont le moteur principal de la tension du film, les choix de mise en scène de Tessier ne sont pas en reste. Les cadrages qui dévissent de leur horizontalité pour se mettre de biais et construire l’espace comme un lieu menaçant ; les lumières progressivement aveuglantes de l’hôpital où est interné Thomas Roy qui rendent les visages et les pièces éthérés, presque indéchiffrables ; la musique discrète qui accompagne chaque révélation majeure de l’intrigue par des violons stridents. Souvent très efficaces, ces choix formels participent à l’élaboration d’un monde fictionnel gangréné par une menace invisible, un monde fictionnel où « le Mal », tel un virus, propage insidieusement ses effets.

En plus de ces nombreuses qualités, SUR LE SEUIL est un film particulièrement dense dans ses thématiques. Senécal et Tessier s’intéressent en premier lieu à l’internement psychiatrique : de longues séquences sont consacrées au quotidien des malades, à leurs relations avec le personnel et les médecins, ainsi qu’à la possible inhumanité de celles et ceux en charge du bien-être des patients. Sans être un monument d’anti-psychiatrie comme VOL AU-DESSUS D’UN NID DE COUCOU, SUR LE SEUIL aborde frontalement la nécessité d’isoler certains individus de la société, tout en soulevant les contradictions morales d’une telle décision. A cette première thématique vient s’ajouter celle du pouvoir de la littérature sur les lecteurs. Les écrits de Thomas Roy entretiennent une proximité troublante avec des évènements réels, et l’une des médecins travaillant pour Lacasse voue un culte à cet auteur de romans d’horreur. Ici, Senécal et Tessier marchent sur les traces de L’ANTRE DE LA FOLIE de Carpenter en soulevant (de manière quelque peu contradictoire) la fascination qu’exercent sur nous les créations artistiques morbides, et leur possible influence sur notre comportement. Enfin, lorsque Lacasse se rend dans une petite ville de campagne, le film interroge la place du religieux dans notre quotidien, l’opposition séculaire entre la science et le sacré, ainsi que la résistance de la foi devant le décès prématuré de ceux qu’on aime… On le voit, SUR LE SEUIL est thématiquement bien plus fourni que le tout-venant du cinéma fantastique actuel et, bien que certains de ces sujets ne soient que peu développés, Senécal et Tessier offrent une œuvre adulte, qui ose aborder des sujets difficiles et douloureux.

En ce sens, SUR LE SEUIL est particulièrement proche des deux autres adaptations de Senécal puisque 5150 RUE DES ORMES et LES 7 JOURS DU TALION sont également des films foisonnants, traversés par des sujets divers comme la moralité de la justice par soi-même, la douleur de la perte d’un enfant, le possible déchirement des parents quant à l’éducation à donner à leur progéniture. Mais surtout, 5150 RUE DES ORMES et LES 7 JOURS DU TALION partagent avec SUR LE SEUIL une représentation ultra glauque du Québec. Loin de l’image d’Épinal du sirop d’érable et des chanteurs médiocres comme Roch Voisine et Garou (qui, tout bien considéré, sont eux aussi très glauques…), Senécal dépeint le Québec comme une région pourrie par les pédophiles, la criminalité ordinaire, l’inefficacité de la police, les suicides, le fanatisme religieux, l’automutilation ou encore les massacres de masse. S’ouvrant et se concluant par des tueries à grande échelle, SUR LE SEUIL participe de cette représentation hautement pessimiste des terres québécoises où l’horreur, qui peut prendre de multiples formes, menace à chaque instant d’exploser. S’il s’agit bien évidemment d’une constante dans le travail de Senécal, cette violence du Québec se retrouve dans d’autres œuvres audiovisuelles (10 ½, L’AFFAIRE DUMONT, la série policière 19/2), démontrant combien pour certains de ses habitants, « La Belle Province » n’est peut-être pas si belle que ça…

SUR LE SEUIL constitue une réussite évidente dont on serait bien en peine de trouver des équivalents dans le cinéma français contemporain. Si des défauts minimes l’empêchent d’atteindre le niveau d’excellence de 5150 RUE DES ORMES et LES 7 JOURS DU TALION (des acteurs pas toujours au top, une course-poursuite à pied assez risible de lenteur), SUR LE SEUIL reste une entrée en matière de qualité pour celles et ceux curieux de l’œuvre de Patrick Senécal et de son univers si particulier ; quant aux autres, ils pourront savourer un film d’horreur « comme on en fait plus » se concluant par une Apocalypse qui reste, même après plusieurs visionnages, particulièrement brutale. Un avertissement cependant : le film étant en québécois, il vous faudra un petit temps d’adaptation (ou l’activation de sous-titrage) pour saisir toutes les nuances des dialogues. Sinon, vous allez finir en criss à rien catcher pantoute.


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- Article rédigé par : Clément X. Da Gama

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