Un texte signé Stéphane Bex

Espagne - 1996 - Alejandro Amenábar
Interprètes : Ana Torent, Fele Martinez, Eduardo Noriega

Dossierretrospective

Tesis

“Il n’est rien qui tienne mieux éveillé que de penser sans cesse à la mort” affirme Bunuel dans TERRE SANS PAIN (1933). La phrase pourrait bien convenir à Angela, jeune étudiante en sciences et communication de l’image, fascinée par la violence médiatique et préparant une thèse sur le sujet. La rencontre avec Chema, un étudiant qui partage la même passion qu’elle et l’initie aux snuffs movies, ces films qui enregistrent la mort en direct, puis la mort de son directeur de thèse, devant un snuff dont Angela récupère la cassette accélère le tourbillon dans lequel Angela se trouve plongée. Le remplacement de son directeur par Castro, un professeur charismatique mais inquiétant et la piste du snuff qui mène Angela à soupçonner un étudiant ténébreux et charmeur, Bosco, finissent de tisser la toile dans laquelle Angela, à la recherche de la vérité, va se débattre.
On connaît Amenábar pour son oeuvre OUVRE LES YEUX (ABRE LOS OJOS) dont Cameron Crowe effectuera un remake en 2001 (VANILLA SKY) avec Tom Cruise, et surtout pour son thriller spectral, LES AUTRES, avec Nicole Kidman, oeuvre qui signe son entrée dans le cinéma hollywoodien. TESIS, premier long métrage d’Amenábar, sorti en 1996, reprend en partie la thématique d’HIMENOPTERO, un court métrage que le réalisateur tourne quatre ans auparavant et dans lequel il interroge déjà la fascination du spectateur pour l’image de la mort. TESIS, largement inspiré également par l’expérience personnelle du réalisateur (il a été comme Angela étudiant en communication de l’image et la caméra ayant servi à tourner le snuff dans la fiction de TESIS est la même qui a été utilisée pendant le tournage d’HIMENOPTERO) approfondit d’une manière subtile et spectaculaire l’obsession de ce jeune surdoué (24 ans au moment du film) alors peu reconnu en-dehors de son pays.
La belle scène d’ouverture du film livre d’emblée le fantasme d’Angela qui est aussi la question du film. Qu’est-ce qui est contenu dans les images de mort pour qu’elles fascinent autant le regard ? Alors qu’Angela descend d’un train sous lequel quelqu’un s’est jeté, elle s’écarte de la file des voyageurs invités à détourner les yeux pour contempler le cadavre, avant d’en être empêchée par la police. A-t-elle vu le corps ? L’absence d’un contrechamp laisse planer le doute et l’on peut supposer que la quête du snuff par Angela a pour but de compenser cette image manquante, comme la liaison avec Bosco, de retrouver la jouissance qui y est attachée.
C’est le désir de l’héroïne qui modèle ici la vision des images et auquel s’articule la thématique du snuff. Amenábar connaît le sujet et en déploie les diverses facettes sans tomber ni dans le sensationnalisme gore de CANNIBAL HOLOCAUST, GUINEA PIG ou SNUFF (SLAUGHTER), premier long métrage de fiction tourné par Michael et Roberta Findley en 1976 et dont les mises à mort furent présentées comme authentiques, ni dans le spectacle hypocrite et racoleur du 8 MM de Joel Schumacher. Le spectateur, qui suit pas à pas Angela, est amené comme l’héroïne au spectacle frontal de la mise à mort – mort restant bien entendu du domaine fictionnel – par des paliers graduels ; c’est d’abord par des images tirées de mondo movies, ces compilations de scènes extrêmes filmées sur le vif qui mêlent le plus souvent sexualité, rituels violents et corps souffrants, qu’Angela entame son initiation. La bande vidéo que passe Chema à sa demande, intitulée FRESH BLOOD, est en réalité une compilation tirée de FACES OF DEATH, un mondo célèbre réalisé par John Alan Schwartz en 1978.
La seconde étape sera franchie lorsqu’Angela récupère la cassette d’un snuff visionnée par son directeur de thèse juste avant sa mort. Incapable d’en regarder les images, elle est capable seulement d’entendre les cris poussés par la victime mise à mort, façon pour Amenábar de nous rappeler que la fascination de l’image occulte la réalité sensible et sensoriellement insoutenable d’une vie qui prend fin. Est-ce qu’une image peut tuer ? demande Angela à Chema ; la fausse naïveté de la question dévoile ici combien l’image est affectée d’un pouvoir occulte et intègre les mécanismes de la superstition. TESIS montre alors comment l’image de mort devient image mortelle et contamine celui qui la regarde. Voir, c’est mettre en péril jusqu’à sa vie en prenant le risque de devenir image soi-même et donc disparaître dans le film. La surface de l’écran jouera pour Angela le rôle de miroir à traverser comme c’était déjà le cas pour Max Renn dans le VIDEODROME de Cronenberg, passant à l’intérieur d’un programme de télévision extrême et franchissant dans une scène de baiser célèbre l’espace qui sépare la réalité du virtuel. Amenabar se souvient de la scène et en redonne lecture en montrant Angela caresser et embrasser le visage de Bosco à l’écran.
Avec intelligence et sans jamais perdre de vue la dramaturgie de son histoire, le réalisateur espagnol démontre ainsi comment la fascination pour l’image de mort dépossède de lui-même celui qui la regarde et le fait disparaître au sein des écrans. Angela, nouvelle Alice, passera de l’autre côté du miroir pour y trouver un monde à la vérité renversée, dans lequel toutes les permutations sont possibles et où les signes échangent leur valeur. Une caméra vaudra comme pistolet. L’amant sera un tueur potentiel. La victime peut s’y changer en bourreau. Un final glaçant et prophétique à bien des égards ramènera l’horreur du crime dans la banalité des actualités et la trivialité des reality show, preuve du pouvoir extensif de la fascination morbide.
La seule lueur d’espoir dans ce film habile et pessimiste réside dans la tonalité merveilleuse, insufflée à l’intrigue par Chema, l’amoureux secret, par l’intermédiaire d’une nouvelle d’Oscar Wilde. On sait combien les contes nourrissent le fantastique espagnol ; rappelons ici que Wilde est également l’auteur du PORTRAIT DE DORIAN GRAY, oeuvre mettant en scène un homme fasciné par sa propre image et qui charge un tableau de vieillir et mourir à sa place pour conserver une éternelle jeunesse. Or, de la même manière que Dorian Gray ne veut pas et en même temps désire se regarder dans le miroir de ce tableau, de la même manière Angela et, à travers elle, le spectateur, veut et ne veut pas regarder en face le tabou de la mort représentée. On ne saurait échapper à cette fascination, semble affirmer le réalisateur espagnol. Du moins peut-on en faire l’objet d’un conte ou d’un récit plutôt que d’en devenir les spectateurs passifs et voyeurs.


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- Article rédigé par : Stéphane Bex

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