Tetsuo The Bullet Man

Un texte signé Clément X. Da Gama

Japon - 2009 - Shinya Tsukamoto
Interprètes : Eric Bossick,Akiko Mono,Shinya Tsukamoto

Anthony vit heureux à Tokyo avec sa femme et son fils. Un jour, sans aucune raison, un inconnu tue cruellement son enfant sous ses yeux. Cet événement traumatisant réveille chez Anthony un pouvoir démesuré qui altère sa chair et menace de détruire le monde.

Shinya Tsukamoto peut être considéré comme l’un des cinéastes les plus importants en activité. L’auteur de TOKYO FIST (1995), BULLET BALLET (1998) et A SNAKE OF JUNE (2002) a su, tout au long de sa carrière, développer un cinéma aussi personnel que viscéral : par ses cadrages incisifs, son montage cut percutant et sa caméra sous testostérone, Tsukamoto sonde l’ultra violence du Japon moderne et ses conséquences désastreuses sur le corps et l’âme des êtres humains. Ses personnages, réduits à des comportements extrêmes et dangereux, oscillent entre la vie et la mort, entre la recherche de l’amour et le désir d’une annihilation totale.

Les bases de son cinéma ont été posées dès le commencement, dès le monumental TETSUO THE IRON MAN (1989), histoire souvent incomprise d’une relation homosexuelle sur fond de noir et blanc craspec et de corps gangrénés par le métal. La suite, TETSUO II BODY HAMMER (1992), sera moins convaincante mais tout aussi radicale. L’annonce tardive, 17 ans plus tard, d’un troisième volet dans la série TETSUO avait de quoi surprendre et intriguer, d’autant que TETSUO THE BULLET MAN, tourné en langue anglaise (une première pour le cinéaste), était clairement destiné à un large public. Est-ce que Tsukamoto allait réussir à offrir un métrage aussi enragé et innovant que les précédents ?

Les premières minutes sont à ce titre explicites et fonctionnent comme une douche froide. TETSUO THE BULLET MAN est avant tout un remake flemmard du second opus de la trilogie. Mêmes personnages principaux (le héros, sa femme, son fils et un inconnu déclencheur du chaos), même développement de l’intrigue, mêmes effets de kaléidoscope lorsque le métal prend possession du corps du protagoniste : Tsukamoto ira jusqu’à reprendre presque telle quelle une séquence de TESTUO II où le héros, rendant hommage aux grimpeurs du Tour de France, fait du vélo à 200 km/h dans les rues de Tokyo, dopé par ses nouveaux pouvoirs de super-héros métallique. Si les deux premiers TETSUO entretiennent des similarités évidentes, Tsukamoto avait pris soin d’apporter au second volet d’innombrables modifications par rapport à l’opus original, faisant mentir celles et ceux (y compris le cinéaste) pour qui TETSUO II n’était rien d’autre qu’une version couleur de TETSUO premier du nom. Dans la troisième itération au contraire, Tsukamoto semble vraiment faire du surplace.

Cela est encore plus sensible sur le plan thématique. L’écrasement de l’individu (mâle) dans la société japonaise est une donnée essentielle du cinéma de Tsukamoto : Tokyo, représentée comme une mégalopole asphyxiante, entre ses buildings inhumains et ses ruelles sombres où la violence menace toujours de frapper (TOKYO FIST, BULLET BALLET), est une prison de béton et de métal où l’humanité peine à survivre. TETSUO THE BULLET MAN reprend cette thématique sans réussir à l’intégrer aux drames qui se jouent. Une rangée d’immeubles filmée en contre-plongée par-ci, un plan où Anthony est entouré par une masse anonyme et menaçante par-là, et le tour est joué : ces quelques images, éparses, sont trop peu nombreuses pour faire ressentir l’horreur de Tokyo, comme si « la souffrance de l’homme moderne en milieu urbain » était devenue pour Tsukamoto un gimmick, un passage obligé dans son cinéma et non plus un thème qui le passionne.

Le constat est similaire quant à la crise de la masculinité, si chère au cinéaste. Des premiers TETSUO à A SNAKE OF JUNE, les hommes chez Tsukamoto sont faibles, incapables d’assurer pleinement le rôle que la société leur assigne, et cette inadéquation est l’un des moteurs destructeurs des récits. Dans TETSUO THE BULLET MAN, Anthony est lui aussi en proie à une crise existentielle : à la mort de son fils, le héros est rongé par la tristesse tandis que sa femme, elle, réclame vengeance et s’insurge de son apathie et de son refus de violence. Par la suite, un membre d’une faction armée (un homme, un vrai, avec un gros flingue) reproche à la femme d’Anthony d’avoir épousé un lâche. On le voit, la crise de la masculinité est bien là mais, contrairement aux précédents films du cinéaste, elle est ici tellement explicite, tellement démonstrative qu’elle en devient grossière et grotesque.

Que TETSUO THE BULLET MAN soit un remake du second volet n’est pas un mal en soi ; ce qui pose problème, c’est que TETSUO II était bien meilleur dans sa représentation de l’enfer tokyoïte et de son héros perturbé. Comme si, désormais peu intéressé par ces thèmes qu’il a tant arpentés, Tsukamoto faisait du Tsukamoto sans vraiment chercher à convaincre.

Mais le cinéaste n’a pas accouché d’un navet, loin de là. Sur le plan esthétique, le film est beau. Terriblement beau. TETSUO THE BULLET MAN baigne dans une teinte aseptisée, à la limite du noir et blanc : bien qu’il fut tourné en couleur, le film a constamment ou presque une tonalité métallique noire/bleutée, alliant ainsi parfaitement le fond (la transformation de la chair en métal) à la forme. D’autant que ce choix chromatique offre au cinéaste de faire ressortir certaines couleurs, tel ce rouge sang qui finit par couler abondamment lorsque Anthony se révèle à ses pouvoirs destructeurs…

TETSUO THE BULLET MAN permet également au réalisateur d’élargir sa grammaire cinématographique. A de nombreuses reprises, Tsukamoto use du fondu enchainé et de la surimpression : s’il privilégiait auparavant un montage abrasif pour mieux décupler l’impact des drames (BULLET BALLET est à ce titre un cas d’école), le réalisateur opte régulièrement pour un montage « poreux », où les images fusionnent entre elles, comme lorsqu’Anthony se remémore des évènements traumatisants. L’espace d’un instant, le temps révolu et le présent se mélangent à l’image, ne font plus qu’un pour le public et pour le héros. Ainsi, 20 ans après son premier long-métrage, Tsukamoto continue d’expérimenter de nouvelles possibilités du langage cinématographique. Des possibilités moins enragées qu’à l’accoutumée, mais qu’il maîtrise tout autant.

Il ne faut cependant pas envisager TETSUO THE BULLET MAN comme un film reposant. Bien au contraire : de tous les TETSUO, le troisième opus est formellement le plus explosif. Tsukamoto brutalise son public à grands coups de secousses ultra violentes et de zooms stroboscopiques, comme si nous étions une cible destinée à recevoir (ou à subir) une agression visuelle cataclysmique. La composition musicale de Chu Ishikawa n’est pas en reste puisque jamais l’ambiance sonore d’un film de Tsukamoto n’a été aussi expérimentale, aussi industrielle, frisant les sonorités noises du musicien japonais Merzbow.

Matraqué par une caméra belliqueuse, abasourdi par une batterie assassine, le public assiste, médusé, à une œuvre rendant volontairement incompréhensible la lecture de nombreuses scènes. Comme lors de ce morceau de bravoure où Anthony, achevant la transformation de sa chair, massacre une dizaine d’hommes venus lui faire la peau (ou le métal), une séquence qui synthétise la radicalité formelle du film tant le spectateur ne peut rien voir, rien entendre, rien comprendre : seul subsiste un déchainement inouï de violences, un maelström audiovisuel de hurlements et de corps qui se disloquent. Tsukamoto pousse dans ses ultimes retranchements l’esthétique expérimentale crée dans le premier TETSUO ; ce qui a de quoi étonner quand on sait que le film était prévu pour le grand public, si peu habitué à ce genre de spectacle.

Cette volonté de rendre la série TETSUO accessible au plus grand nombre est sensible à deux niveaux. D’une part, le film est en anglais, et ne rebutera pas théoriquement les spectateurs frileux d’expériences nipponnes (reste à savoir si ces spectateurs sont dignes d’un film de Tsukamoto). D’autre part, le récit est limpide dans son déroulement. Loin du délire cyberpunk/gay du premier et de l’histoire alambiquée fratricide du second, TETSUO THE BULLET MAN est une relecture du mythe de Frankenstein. La transformation de la chair en métal est le résultat d’expériences scientifiques conduites par le père d’Anthony, qui voulait ainsi créer une nouvelle humanité et se rapprocher de Dieu. En s’appuyant sur un récit-type mondialement connu, Tsukamoto s’assure de ne pas « perdre » ses nouveaux spectateurs qui auront à leur disposition une histoire familière, leur permettant de s’acclimater plus facilement à l’univers si particulier du cinéaste. Mais vient alors la question qui fâche : à qui s’adresse le film ?

Profondément expérimental dans sa forme, très accessible dans son scénario, TETSUO THE BULLET MAN est une aberration, un film qui, selon la perspective adoptée, est destiné aux fans de la première heure de Tsukamoto par son extrémisme audiovisuel, et aux néophytes par cette volonté évidente de rendre (pour la première fois) compréhensibles les mutations en jeu dans la série TETSUO. Une troisième perspective existe, peut-être la plus délicieuse. TETSUO THE BULLET MAN est un fistfuck destiné au large public, un récit facile à appréhender enrobé dans une forme tellement agressive, tellement rageuse que le film en devient quasi indigeste. A chacun de se faire son avis.

La question du public visé est d’autant plus cruciale que le recours au mythe de Frankenstein se teinte d’une saveur toute japonaise. Durant la seconde guerre mondiale, le gouvernement nippon se livra à des expériences abjectes sur des cobayes humains : ces crimes, pratiqués par des scientifiques dans un cadre militaire, visaient autant à approfondir notre connaissance de l’Homme qu’à perfectionner l’art de massacrer les masses. De même, dans TETSUO THE BULLET MAN, des scientifiques tentent de percer le secret de la vie en faisant des tests médicaux sur la chair de leurs semblables ; une milice paramilitaire supporte financièrement l’odieux projet en échange des résultats. Ainsi, cette trame scénaristique où la science, devenue folle, bafoue sa déontologie et accouche d’un monstre destructeur, permet à Tsukamoto de s’approprier le récit mythique de Mary Shelley tout en sondant le passé inavouable de son pays. A la croisée de l’Occident et de l’Orient, TETSUO THE BULLET MAN convoque en un même instant le triste enfant de Victor Frankenstein et les fantômes oubliés du camp 731.

Le dernier opus de la série TETSUO est clairement le moins réussi des trois. Peu original par rapport à ses prédécesseurs, beaucoup moins innovant aussi, TETSUO THE BULLET MAN s’apparente à une œuvre de commande réalisée par un Tsukamoto fatigué de ces histoires de salary men qui cherchent à détruire le monde (comme le confirme la conclusion anti-spectaculaire du film). Le cinéaste n’en reste pas moins un homme de talent, et nous offre un métrage « de bruit et de fureur » que les spectateurs les plus endurcis sauront apprécier à sa juste valeur. Reste à espérer que Shinya Tsukamoto cesse de regarder en arrière et qu’il poursuive la mutation opérée depuis A SNAKE OF JUNE vers un cinéma plus sensible, plus féminin, comme l’a démontré son dernier film, le magnifique KOTOKO (2011). Sans quoi, Tsukamoto ira rejoindre David Lynch et George A. Romero dans le club des réalisateurs devenus des caricatures d’eux-mêmes.


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- Article rédigé par : Clément X. Da Gama

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