The duke of Burgundy

Un texte signé Philippe Delvaux

Evelyn (Chiara D’Anna) et Cynthia (Sidse Babett Knudsen) entretiennent une relation de domination-soumission. La jeune Evelyn sert de soubrette à son amante Cynthia, la quarantaine bien entamée, laquelle doit régulièrement la punir de ses manquements. Au fil des jours, les rituels immuables se succèdent alors que leur relation, qui semblait jusqu’à lors idyllique, se craquèle.

THE DUKE OF BURGUNDY est certainement LE chef d’œuvre de 2015 (ou 2014 pour ceux qui l’auront découvert dans un des nombreux festivals qui s’arrachent la pépite de Peter Strickland).

Il offre un festin visuel et sensoriel que ne laisserait jamais supposer l’étroitesse de son petit budget – à peine un million d’euro réparti entre quelques actrices et un décors magnifique dégoté en Hongrie-.

Ce qui fait aussi tout le charme de THE DUKE OF BURGUNDY, c’est cette capacité rare à mélanger des scènes très sensuelles à d’autres ponctuées de notes humoristiques. Mélanger avec bonheur le rire à l’érotisme est le signe d’un vrai talent, tant les deux semblent antinomiques.

Mais attention, la sensualité prégnante ne fait pas pour autant de THE DUKE OF BURGUNDY un film érotique. Il n’a pas pour vocation première d’exciter sexuellement.

C’est par contre un film doublement fétichiste.

Fétichisme de l’image premièrement. Car Peter Strickland est un grand créateur d’images et d’atmosphères et THE DUKE OF BURGUNDY transpire en permanence de beauté.

Ensuite, le fétichisme sexuel est bien entendu au cœur de la relation de nos deux héroïnes, et c’est l’analyse de cette relation qui importe à notre cinéaste, transformé en entomologiste, préoccupé des mœurs amoureuses de l’objet de son étude.

Peter Strickland décortique les fantasmes d’une femme, Evelyn, qui veut vivre exclusivement comme la servante de sa compagne, qui veut dormir enchainée dans un coffre, qui veut recueillir dans la bouche les mictions de sa « maitresse » … à qui elle impose pourtant de lui faire subir les sévices de son choix.
Le film prend cependant rapidement l’angle de Cynthia. C’est son malaise grandissant qui sera scruté. Face à l’aveuglement égoïste d’Evelyn, Cynthia va-t-elle craquer ?

Le film est d’autant plus riche que Peter Strickland a créé de véritables personnages, et non des archétypes. Ce sont des personnes de chairs et d’émotions qui réagissent, interagissent, se blessent et se réconcilient. Lorsque craque le vernis des fantasmes, la réalité des sentiments humains reprend le dessus.
Peter Strickland filme le BDSM sous un angle vériste caché derrière la fantasmatique d’une photographie surtravaillée.

Ici, le rapport dominant-dominé est donc exploré en dépassant le cadre du seul fantasme. A un milliard de km des romances nunuches d’un « 50 shades of Grey », on y soupèse le rapport de force réel de cette sexualité différente, la complexité de jeu et l’insatisfaction qu’il peut générer lorsque le fantasme se frotte à la rugosité de la réalité.

Ainsi, si Evelyn veut vivre pleinement et exclusivement sa relation à Cynthia sous l’angle de la soumission, cette dernière ne sacrifie à son rôle de dominatrice que pour ne pas déplaire à celle qu’elle aime. Les jeux de domination se transforment vite pour Cynthia en une corvée et c’est elle qui, au bout du compte, se retrouve prisonnière du désir de sa « soubrette ».

Une inversion du rapport dominant-dominé que connait bien une frange de ceux qui vivent ce type de sexualité : le soumis dicte en réalité la limite de sa soumission et, partant, en prend régulièrement le contrôle ; le dominant, parce qu’il doit sans cesse se consacrer au soumis, peut se lasser du jeu.

Nous avions déjà parlé sur Sueurs Froides du précédent film de Peter Strickland, l’extraordinaire BERBERIAN SOUND STUDIO. A cette occasion, nous y avions souligné l’habilité du metteur en scène à laisser hors champ l’objet d’attention des protagonistes – le film qu’ils devaient sonoriser – pour nous recentrer sur l’analyse même du medium cinéma. Dans THE DUKE OF BURGUNDY aussi une partie du jeu masochiste du couple restera hors champ – les scènes récurrentes d’urolagnies punitives, qui du coup en acquièrent plus de force et sont évoquées par les incessants verres d’eau ingurgités par Cynthia –. La pudeur de la mise à l’image nous refocalise sur l’essentiel. En effet, loin du cinéma crapoteux auquel il réfère pourtant explicitement, comme on le verra, THE DUKE OF BURGUNDY concentre notre attention sur l’évolution de la relation du couple.

Bien que tourné en Hongrie, le décor intemporel de la demeure cossue, précieusement meublée, et de son jardin verdoyant, évoque cette country anglaise de l’upper class, où le vernis des apparences cache des passions bien éloignées des convenances de façade. Ce qui nous renvoie d’une part au Bunuel de la dernière période, celui de la peinture d’une bourgeoisie dévoyée, celui de l’adaptation sadienne de CET OBSCUR OBJET DU DÉSIR. Un Bunuel quasi explicitement cité par le patronyme d’un personnage secondaire : VIRID(I)ANA.

THE DUKE OF BURGUNDY développe en outre une obsédante structure en boucle au sein desquelles la progression se marque par d’infimes variations. Ce qui n’est pas sans rappeler un cinéaste pour qui ce type de construction est un credo. On parle bien évidemment de Peter Greenaway, dont on se souvient de l’exploration facétieuse de la sexualité hors norme dans DROWNING BY NUMBER (TRIPLE ASSASSINAT DANS LE SUFFOLK) et bien évidemment dans THE PILLOW BOOK. Un Peter Greenaway dont l’ombre planait déjà sur BERBERIAN SOUND STUDIO. Et outre qu’ils participent à cette ambiance aussi british que surannée, les lépidoptéristes qui peuplent THE DUKE OF BURGUNDY évoquent eux aussi son ombre tutélaire.

Enfin, à l’évidence, Peter Strickland voue un culte à un certain cinéma du passé. Ainsi, si BERBERIAN SOUND STUDIO rendait un sublime hommage au cinéma de genre italien, THE DUKE OF BURGUNDY embrasse plus largement le cinéma sexy qui s’étendit sur toute l’Europe de la fin des années ’60 au milieu des années ’70. Un cinéaste y est à nouveau explicitement cité, l’inénarrable Jess Franco. Les amateurs auront bien eu la puce à l’oreille à l’évocation du nom de la voisine du couple : Lorna. Ce personnage est en effet joué par l’actrice belge Monica Swinn, dont c’est la première apparition au cinéma depuis … 1982, et qui fut jusque-là l’actrice d’une tripotée de Jess Franco des années ’70 et de bien d’autres films érotiques. Jess Franco, le chantre des amours lesbiennes et SM, l’auteur, entre autre de… LORNA L’EXORCISTE… la boucle est bouclée.

Le réalisateur aime à s’entourer de fidèles. Ainsi, Chiara D’Anna était déjà présente dans BERBERIAN SOUND STUDIO. Dans le rôle d’un fabricant de meubles érotiques et pour une séquence hilarante, on retrouve Fatma Mohamed, qui a tourné dans tous les films du réalisateurs (et dans à peu près rien d’autre). Eugenia Caruso était, elle aussi, présente sur BERBERIAN SOUND STUDIO.

THE DUKE OF BURGUNDY a fait salle comble au festival Offscreen 2015 et y a recueilli un accueil chaleureux, en présence de son réalisateur. Il sortira en salle en juin 2015 en Belgique. Ne le ratez sous aucun prétexte.

Retrouvez nos chroniques d’Offscreen 2015


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- Article rédigé par : Philippe Delvaux

- Ses films préférés : Marquis, C’est Arrivé Près De Chez Vous, Princesse Mononoke, Sacré Graal, Conan le Barbare

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