retrospective

The Ghost Story

Li Han Hsiang (1926-1996) occupe une place spéciale dans l’histoire du cinéma hongkongais, non seulement pour la grande qualité de ses épopées de Kung-Fu, mais aussi pour avoir réalisé ce que l’on considère généralement comme être le premier film d’horreur chinois : ENCHANTING SHADOW (1960). Le film provoqua un intérêt croissant pour ce genre au cours des années 60 et 70, époque durant laquelle Han Hsiang filmait aussi des drames historiques et des aventures d’art martial pour les studios Shaw Brothers. Ses films d’horreur étaient multidisciplinaires, mélangeant des récits surnaturels avec des costumes traditionnels élaborés et des combats de Kung-Fu.
THE GHOST STORY, qui trouve sa source dans un récit populaire rapporté dans les « Chroniques de l’Etrange » de Pu Song Ling, débute à l’époque de la dynastie Tang (618-907). Trois fantômes de sexe féminin tiennent une auberge à la campagne où ils profitent de leurs hôtes masculins. Les femmes préparent des aliments aux propriétés magiques qui amènent les hommes à coucher avec elles. Au moment de jouir, ces derniers se métamorphosent en taureaux. Ils sont alors vendus comme bétail afin de subvenir aux besoins des fantômes. Un jour, le trio démoniaque reçoit une troupe de soldats épuisés et concupiscents. Mais leur général devient méfiant quand il remarque que ses hommes disparaissent tandis que le cheptel local augmente mystérieusement. Le général Wang espionne ses hôtesses fantômes et commence à entrevoir leur secret. Après être parvenu à ce que l’une d’elles ingère sa propre cuisine, il lui fait l’amour, ce qui déclenche le processus magique la transformant en vache.
Durant des années, le fantôme se retrouve démuni, jusqu’à ce qu’il reprenne enfin forme humaine (tout en restant spectral) sous la dynastie Qing (1644-1911). Il cherche ardemment à se venger auprès d’hommes attirés par ses charmes, continuant ainsi un cycle de séduction qui va crescendo jusqu’au meurtre. Sa cible principale est le général qui s’est joué d’elle de nombreuses années plus tôt, désormais réincarné sous les traits d’un jeune étudiant préparant l’examen impérial. Bien que marié, ce dernier ne parvient pas à résister aux attraits du ravissant esprit féminin et entreprend une relation adultère avec lui, lui offrant même de loger dans son lieu d’études. Alors qu’il l’espionne un matin, Wang met à jour sa véritable identité et réagit promptement. Avec l’aide d’un prêtre taoïste, le général/étudiant tente de sauver sa famille de la vengeance du fantôme en colère et de surmonter le mauvais karma qui le hante…
Bien que THE GHOST STORY ne puisse guère être considéré comme « érotique » selon nos critères contemporains (ou même selon les standards occidentaux de l’époque au cours de laquelle il fut tourné), il n’en est pas moins catégorisé ainsi dans le contexte des productions des Shaw Brothers. Le film ne dévoile qu’une poignée de seins et ne contient que quelques scènes d’ordre sexuel, peu explicites au demeurant. Pour le cinéma chinois, il fut cependant considéré comme une tentative risquée, tout en constituant un effort calculé dans le genre horrifique, inspiré du contenu de classiques occidentaux tels que L’EXORCISTE ou de LA NUIT DES MORTS-VIVANTS.
Le film compte de nombreuses qualités, à commencer par une mise en scène solide, remarquable notamment lors des séquences de transformation érotique entre les fantômes et leurs amants. Les mouvements corporels des couples trouvent un écho visuel et sonore dans le meulage du moulin local, accompagné d’effets rythmiques, jusqu’à ce que les hommes d’infanterie découvrent qu’ils sont devenus du bétail. Et comme pour la plupart des productions Shaw Brothers, THE GHOST STORY regorge de symboles chinois et de pratiques culturelles vieilles de plusieurs siècles. Ceux qui ne sont pas familiers avec l’histoire de ce pays n’en apprécieront pas moins le film grâce à son histoire entraînante et ses décors photographiés avec talent. Les références culturelles, employées à bon escient par le réalisateur, ajoutent toutefois une touche de profondeur appréciable à ce film. Par exemple, quand le spectateur découvre pour la première fois la maison de Wang l’étudiant, la caméra s’arrête un instant sur son jardin où deux canards reposent au clair de lune. Dans la mythologie chinoise, un couple de canards symbolise la force et l’harmonie du couple marié. Avant même que le fantôme ne pénètre dans cette enceinte, nous pouvons deviner l’issue du film. En effet, leur présence suggère qu’en dépit de sa faiblesse passagère, Wang l’étudiant et sa femme, triompheront finalement de la colère du fantôme.
Afin de mieux comprendre l’attraction initiale de Wang pour le spectre, nous pouvons également nous référer aux pratiques culturelles chinoises. En l’occurrence, aux pieds bandés et aux chaussures de lotus qui les ornent. Entre le dixième et le début du vingtième siècle, les Chinoises de haute extraction devaient subir un processus douloureux de bandage des pieds. Dès l’enfance, leurs pieds étaient brisés à de multiples reprises avant d’être enroulés dans des bandages afin de leur donner une forme idéale. La forme souhaitée était extrêmement petite, de telle sorte qu’une fois devenues adultes, ces femmes puissent toujours porter des chaussures d’enfants, magnifiquement brodées, connues sous le nom de « chaussures de lotus » (du fait de leur aspect rappelant un pétale). Leurs pieds étaient si petits et bizarrement formés que ces femmes ne pouvaient marcher qu’avec difficulté, créant ainsi ce qui devint un mouvement désiré proche de celui d’une biche délicate. Les femmes aux pieds de lotus étaient fort convoitées par les hommes qui les considéraient comme l’essence de la féminité. Les chaussures qu’elles revêtaient étaient également porteuses d’un sens sexuel, le lotus lui-même constituant une référence au vagin de la femme. Durant des siècles, toucher un pied de lotus était considéré comme le plus grand tabou sexuel en Chine, et THE GHOST STORY joue pleinement avec ce fétiche. Le fantôme, au moment de réapparaître sous la dynastie des Qing, est immédiatement attirant pour Wang l’étudiant du fait de ses pieds délicats et de sa démarche instable. Dans la scène sensuelle qui suit, Wang s’empare avec intensité du pied de lotus du fantôme, soulignant ainsi sa charge sexuelle. Le film, cependant, joue avec cet ancien tabou de manière humoristique : Wang n’hésite pas à effectuer de larges mouvements avec les pieds du fantôme, qui pour sa part les remue de manière audacieuse, comme s’il cherchait à dissiper le nuage de mysticisme qui les entoure.
Les références culturelles chinoises intensifient aussi certaines séquences de bataille, comme lorsque le spectre tente d’occire Wang l’étudiant en exposant ses organes internes et en arrachant son cœur à sa poitrine. La femme de Wang proteste de façon hystérique, cherchant ainsi non seulement à défendre la vie de son mari, mais aussi son corps tout entier. L’idéal confucéen d’un corps complet est toujours considéré de la plus haute importance dans la Chine contemporaine. Le pire destin qui puisse frapper un Chinois lors de sa mort, c’est qu’une partie de son corps manque à l’appel (même les eunuques castrés conservaient leurs parties intimes dans une boîte enterrée auprès d’eux lors de leur mort, afin de réunir l’intégralité du corps). La vengeance du fantôme constitue par conséquent un acte d’extrême sauvagerie, puisqu’elle dévore le cœur de Wang avec appétit.
Le fantôme est interprété par Hu Chin, pour son dernier film tourné à Hong Kong (elle en fit plus de cent). Connue pour avoir été l’une des « sirènes taiwanaises », elle est venue sur le territoire britannique car elle acceptait de tourner des scènes érotiques dans les années 70, tandis que les actrices locales hésitaient encore à faire cela. Les films dans lesquels elle joua lui permirent de gagner une réputation osée qui ne doit pas pour autant faire oublier ses talents d’actrice.
THE GHOST STORY reste un film important des dernières années de l’empire des Shaw Brothers et de la carrière de réalisateur de Li Han Hsiang. Bien que le film ait été tourné en 1979, il est difficile de le distinguer esthétiquement parlant de ses prédécesseurs des années soixante. Mais en dépit de son aspect daté, la réalisation est solide et l’histoire fort bien rendue grâce à un mariage réussi de costumes, d’action et de folklore, ce qui en fait un production Shaw Brothers digne d’être découverte.

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