The Major

Un texte signé Patrick Barras

Venant juste d’apprendre que sa femme est sur le point d’accoucher, Sergueï Sobolev, capitaine de police se précipite sur une route enneigée au volant de son imposant 4×4 Mercedes. C’est en proie à la fébrilité qu’il évite de justesse un ou deux accidents, mais il finit par malheureusement faucher et tuer un enfant qui traverse la route, sous les yeux de sa mère. Son premier réflexe est alors de la séquestrer dans sa voiture et de faire appel à ses collègues afin qu’ils le tirent d’affaire…

À partir de cet instant on pourrait se croire embarqué dans un polar ayant pour thème la corruption au sein d’une police Russe en roue libre, mais il n’en est rien.
Si la corruption des forces de police est bien présente en toile de fond, le film de Bykov prendra rapidement plus la forme d’un thriller psychologique. Cette corruption il ne fera que la survoler, n’oubliant certes pas au passage d’en souligner les implications et compromissions en haut-lieu avec les milieux politiques et affairistes. Grâce au personnage du chef de la police locale, en particulier, dépeint par petites touches comme un véritable parrain.
Mais dès que l’on redescend dans la hiérarchie, au rang de Sobolev et de son collègue le plus proche (Pavel Korshunov – alias Pasha – campé par Youri Bykov en personne) ou plus bas encore, on est bel et bien face à une histoire d’hommes animés par leur esprit de corps ou de clan et à l’humanité bancale, car tiraillée entre convictions et nécessité. Tous se doivent à présent d’être du côté de Sobolev, de plus ou moins bonne grâce, car ils auront aussi à sauver leur propre peau.

Sans dévoiler l’intégralité de la trame du film, il s’agira en premier lieu de faire pression, et peu importent les moyens (dixit leur chef), sur la mère et le père de l’enfant pour leur faire valider une version « arrangée » de l’accident minimisant fortement la responsabilité de Sobolev. Car celui-ci a bel et bien mis un doigt dans un engrenage mu par une logique implacable, en faisant appel à ses collègues et à leur solidarité. Ce que ne manque pas de lui rappeler au passage son supérieur, regrettant même qu’il n’ait pas supprimé la mère quand il était temps et qui ne craint désormais qu’une chose ; voir débarquer l’équivalent Russe de l’IGS dans son service…
Il y aura donc un sérieux ménage à faire.
Les hommes du service sont d’ailleurs coutumiers de ces situations « embarrassantes ». Ils ont déjà eu à maquiller leurs incompétences et leurs erreurs à plusieurs reprises. Ce que Pasha se voit contraint par la suite des évènements de rappeler ouvertement à un policier qu’ils ont tous eu à couvrir par le passé. Ces hommes qui, l’intervention de l’IGS mise à part, ne semblent plus craindre qu’une chose : Une éventuelle punition divine ou surnaturelle, comme l’illustre une scène où une vieille femme leur assène malédictions et imprécations à l’intérieur du commissariat, dans un silence pesant et sous des regards atterrés.
Au fur et à mesure du déroulement de l’intrigue, certains des protagonistes feront montre d’un désir de rédemption, ou tout du moins de lucidité à propos de la cohérence impitoyable de ce qu’ils vivent ou sont obligés de commettre. Sobolev lui-même sera le premier de la liste, saisi de violents remords au moment où il quittera les lieux de l’accident, et il n’aura par la suite d’autre volonté que celle de se racheter, quel qu’en soit le prix à payer.
La caméra de Youri Bykov semble d’ailleurs vouloir nous impliquer dans tout cela et nous pousser à nous questionner. La plupart du temps portée à l’épaule avec une focale et des cadrages serrés au plus près des personnages parmi lesquels elle nous immerge, comme pour nous demander « Et toi… ?». Question que pose un des policiers en compagnie de Sobolev à la mère de l’enfant qui les juge sans ménagement, peu avant la fin du film : « Si ton mari avait renversé un môme, tu l’aurais dénoncé, tu crois ?… On est sur la même terre, alors la ramène pas ! »
Question qui ne recueille qu’un long silence perplexe en guise de réponse.

En ce qui concerne la réalisation, elle est plus que respectable et d’un grande cohérence avec le propos. Le récit s’étale sur à peine une journée (où aube et crépuscule sont étonnamment similaires…) et l’on a souvent l’impression d’évoluer en temps réel. Les personnages ont peu de temps pour raisonner, et si le spectateur est amené à se questionner il doit également le faire tout aussi rapidement.
La presque totalité du film est constituée de plans quasi monochromes baignant dans une tonalité terne et froide, où les gris, les teintes bleutées voire « jaunasses » ou verdâtres dominent. L’exemple le plus parlant pourrait être le commissariat, carrément plongé dans une atmosphère oscillant entre la vieille chambre froide et la fosse sceptique, comme pour mieux évoquer les miasmes et remugles psychologiques qui stagneraient là depuis des lustres.
Quand le regard d’un acteur se tourne vers un décor ou un paysage hivernal, celui ci est vaste et vide, sans rien à quoi se raccrocher, faisant ainsi écho au vide des personnages et à leur logique de marionnettes animées par le fatalisme.
Enfin, la violence physique n’est pratiquement jamais graphique et clairement étalée. Tout est toujours hors-champ ou traité par ellipse, ce qui démarque beaucoup Youri Bykov du gros de la production actuelle. Jamais un impact de balle, une gerbe de sang ou un plan qui s’attarderait sur un cadavre. Comme pour mieux laisser la place à la violence et aux tensions qui habitent en permanence l’esprit des triste héros de ce drame aux accents Cornéliens et que Bykov met remarquablement en scène.
Comme œuvre dont son auteur assume la paternité complète (Scénario, réalisation, montage, musique et rôle de Pasha), THE MAJOR mérite bien plus qu’un coup d’oeil fugace…


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- Article rédigé par : Patrick Barras

- Ses films préférés : Il était une fois en Amérique, Apocalypse now, Affreux, sales et méchants, Suspiria, Massacre à la tronçonneuse

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