Thierry Zéno

Un texte signé Éric Peretti

- 2012

VASE DE NOCES (1975), poème zoophile en noir et blanc, fut projeté lors du festival Hallucinations Collectives pour la plus grande joie des amateurs de curiosités belges. Venu avec sa propre copie du film, son réalisateur Thierry Zéno a bien voulu répondre à nos questions, nous livrant quelques clés pour aborder cette œuvre toujours aussi puissante.

Sueurs Froides : Peut-on dire que VASE DE NOCES est un film zoophile ?

Thierry Zéno : Oui, au sens premier. D’ailleurs l’une des inspirations du film est la zoophilie que l’on trouve dans les mythes grecs. J’ai été nourri de latin et de grec, et effectivement la zoophilie, avant d’être considérée comme quelque chose d’amorale, comme une déviation sexuelle, était un fantasme de l’esprit. Il faut penser aux Dieu grecs qui donnaient naissance à de nouvelles générations de géants. Dans un sens encore plus métaphorique, c’est un mélange du masculin et du féminin. Je voulais voir ce qui pouvait représenter au sens le plus puissant la féminité, avec cette connotation en Occident de la sexualité la plus dépravée symbolisée par le cochon, qui est aussi un symbole de féminité incroyable. Je pense qu’on peut assumer ce mot de zoophilie dans cette relation là. Mais ça n’a rien à voir avec les nomenclatures, ni de péchés lorsque certaines personnes ont dû se confesser auprès d’un prêtre de zoophilie, ni d’un point de vue psychanalytique de morale, même judiciaire.

Sueurs Froides : Le film a été renommé THE PIG FUCKING MOVIE à l’étranger. C’est assez infamant non ?

Thierry Zéno : Ce titre là a été choisi sans mon accord. Par contre il y a un titre américain, lorsque le film est sorti aux Étas-Unis, qui est un peu plus joli bien que je ne l’aime pas beaucoup, c’est THE PIG AND I, le cochon et moi, qui n’est pas très malin. Moi je préférais un titre anglais qui est WEDDING TROUGH. Donc Wedding le mariage et Trough qui a ce double sens d’être à la fois le creuset de l’alchimiste et l’auge dans laquelle le cochon mange. Moi j’aime bien ce titre avec ce double-sens mais le distributeur le trouvait trop abstrait, trop intellectuel, et il a opté pour THE PIG AND I.

Sueurs Froides : Et quelle est la signification du titre original, VASE DE NOCES ?

Thierry Zéno : Un peu d’histoire de VASE DE NOCES. L’acteur du film, Dominique Garny qui a collaboré à l’écriture du scénario, et moi avons beaucoup discuté sur le titre. On aimait bien avoir cette idée de quelque chose qui soit à la fois concave comme le réceptacle féminin, et de quelque chose qui peut aussi donner ce sentiment d’une terre pas nécessairement sale, mais d’une terre imprégnée d’eau. Quelque chose où l’élément terre et l’élément eau se mélangeaient à part égale. Donc vase c’est à la fois la vase – le vase, les deux sont bons. Noces est aussi un mot qui s’est imposé par ce qu’on voulait que ce soit une sorte de noce, mais pas simplement une noce au sens du mariage, mais des noces de ces mélanges, du masculin et du féminin dans le cosmos. Et alors on n’a pas de suite associé ses deux mots là. Dominique, au moment du tournage, lisait les textes de Max Ernst je crois. Ernst racontait qu’il avait lu que lorsqu’il fallait se confesser au 19e ou 20e de certains péchés sexuels, le prêtre demandait si c’était le vase de devant ou le vase de derrière. On s’est dit qu’il fallait qu’on garde le mot vase. Le titre est arrivé comme ça.

Sueurs Froides : Vous étiez très jeune au moment du tournage, vouliez-vous volontairement faire un film aussi provocateur ?

Thierry Zéno : J’avais 24 ou 25 ans. En fait, je ne pensais faire que du cinéma expérimental à ce moment là. J’étais plus imprégné par la littérature ou les arts plastiques. Le cinéma en tant que profession ne m’attirait pas, le cinéma pour moi était une expression plastique avant d’être un métier. Donc je n’ai pas commencé à écrire le scénario en me disant que j’allais faire un film provoquant, je voulais mettre en images des choses que je trouvais fondamentales. Je crois qu’une des raisons d’être de l’artiste ou d’une œuvre d’art est de provoquer. Mais pas simplement de la provocation gratuite. La provocation était beaucoup plus forte, intérieure. À ce moment là, j’étais nourri par les textes d’Antonin Artaud avec le jugement de Dieu, mais aussi de textes de philosophie orientale, des histoires d’ascèse, des histoires de la personne qui met son propre corps en danger. Avec ces différents éléments, je voulais montrer un être humain qui se met en danger, montrer un être humain qui essaye de vivre presque en même temps ses démons intérieurs et son enveloppe extérieur. En fait, c’est une espèce de fantôme finalement, c’est plutôt un esprit qu’un fantôme d’ailleurs, qui a une enveloppe charnelle.

Sueurs Froides : Comment s’est déroulé le tournage ?

Thierry Zéno : On s’était retiré du monde. Juste à trois car il y avait encore un preneur de son. Parfois une quatrième personne venait encore pour la régie. Tous les trois, nous habitions dans une petite maison pas loin du lieu du tournage. On ne voyait plus nos amis, nos copines. On était immergé dans cette folie du film au quotidien car il fallait nourrir les animaux. Le tournage a duré entre trois semaines et un mois. Le scénario était bien écrit, quasiment toutes les séquences étaient là, mais au moment du tournage on devait, comme pour un documentaire, parfois bouleverser notre plan de travail pour saisir un moment que les animaux proposaient. Par exemple, la truie qui courre parce que ses bébés sont morts, on n’a pas dit tel jour on va filmer la truie qui courre. Dès qu’on voyait la truie qui courrait, on savait qu’on avait besoin de ça et on la filmait. Donc petit à petit, c’était des morceaux du puzzle qui se mettaient ensemble. On devait avoir 5 ou 6 heures de rush, mais beaucoup de prises ratées car les animaux ne faisaient pas ce qu’il devaient faire, donc le tri a été vite fait.

Sueurs Froides : Vous connaissiez déjà Dominique Garny avant le tournage ?

Thierry Zéno : On a étudié à la même école, il faisait du théâtre et moi du cinéma. Il avait fait un spectacle deux ans avant VASE DE NOCES, à partir de textes de Wölfli, un artiste de l’art brut qui a écrit des choses délirantes. Et moi-même par rapport à l’art brut, j’avais tourné 4-5 ans avant VASE DE NOCES un documentaire sur quelqu’un interné dans un asile psychiatrique qui faisait de la peinture. Cette personne, n’était pas du tout internée pour des déviances, c’était un autiste. Le personnage de VASES DE NOCES est très autiste aussi. Pour nous, l’art brut était aussi une référence avec quelque chose de très dérangeant, ça nous déstabilise dans nos croyances, dans notre esprit bien cartésien. Dominique et moi on se revoit encore régulièrement. Il a quitté aussi le monde du cinéma pour devenir plasticien, il fait de la sculpture.

Sueurs Froides : A-t-il été facile de faire distribuer un film comme VASE DE NOCES ?

Thierry Zéno : Il y a eu plusieurs coups de chance, on peut dire que j’étais là plusieurs fois au bon moment. La première fois c’était quand le film a été monté. On a fait une demande de subvention au ministère de la culture en Belgique et on n’a pas eu grand chose. Avec ça finalement on aurait pu se payer Dominique et moi. Mais on s’est dit qu’on allait plutôt gonfler le film en 35mm, car il a été tourné en 16mm. Si on s’était payé, le film serait resté en 16 et aurait eu une diffusion très limitée. Le fait d’avoir une copie 35 a été le premier bon choix. La seconde chance que l’on a eu, est que le film est passé peu de temps après sa sortie au Festival du Film Expérimental à Knokke-Le-Zoute. Le film y a été primé. Il a été ensuite sélectionné à la Semaine de la Critique à Cannes, troisième coup de chance.

Sueurs Froides : Le classement X du film en France a dû limiter sa diffusion.

Thierry Zéno : Oui, car ça catalogue un film et lui fait du tort. Les amateurs de X n’allaient pas y trouver leur compte, et le classement X détournait des spectateurs qui auraient pu être intéressés. Ce fut une mauvaise nouvelle pour nous. Le film est quand même sorti en France en salles, mais dans un circuit restreint. En Belgique, on a eu un autre phénomène de censure, disons économique, car le censure n’existe pas officiellement. Pour qu’un distributeur s’y retrouve financièrement, il compte sur l’aide automatique : le distributeur reçoit automatiquement une subvention proportionnelle aux rentrées. Pour pouvoir en bénéficier, le film doit avoir la nationalité belge. On est passé devant une commission qui établissait si le film était, d’un point de vue de la production, de nationalité belge, et on m’a refusé cette nationalité, ce qui est absurde alors que je suis belge, le laboratoire était belge… Cette décision vient du ministère des affaires économique, même pas de gens s’occupant de culture, et mon distributeur n’a pas eu cette prime. Ce fut plus un coup vache qu’une censure. Tiens, il y a eu une chose incroyable plus tard, le film est passé à la télévision belge, non censuré, intégralement, vers 23 heures, au début des années 2000. Il y avait une émission que se nommait Vidéographie sur le cinéma expérimental. Ça passait une fois par mois, le programmateur me téléphone un jour en me disant « tiens j’aimerais bien passer VASE DE NOCES ». Je pensais que c’était une blague !

Sueurs Froides : Comment avez-vous envisagé la suite de votre carrière après le film ?

Thierry Zéno : Le thème central de VASES DE NOCES est l’immortalité, donc la mort. C’est un film imprégné de notre angoisse par rapport à notre fin. Après le film, avec Dominique, on s’est dit voilà, on a été très loin dans une vision poétique de la mort, maintenant on va essayer de se frotter à la réalité, et on a fait le film DES MORTS qui est un documentaire. Pour nous c’était vraiment une suite logique au niveau personnel. DES MORTS m’a détourné de la fiction parce que c’est un film qui nous a fortement ébranlé, nous étions confrontés à des mourants, à des familles en deuil. Les idées, qui étaient très intellectuelles au départ, se sont évaporées face à la réalité de la chose. Ce film m’a vraiment mis en face de la précarité de la vie et je me suis dit que je n’allais pas vivre en m’amusant à faire de la fiction. On ne vit qu’une fois et cette fois, j’ai envie de la vivre de manière multiple. Je trouvais qu’une manière de vivre plusieurs vies dans une seule vie était d’aller à la rencontre de gens chez qui normalement on n’irait jamais, d’être là comme un témoin, mais aussi un interlocuteur de choses qui se passent dans la vraie vie et pas dans le cinéma, pas dans la fiction. Faire un documentaire me donnait à la fois cette opportunité de faire un film, mais aussi d’être confronté à la vie. J’ai donc fait des documentaires de type plutôt ethnographique.

Sueurs Froides : À la manière de Jean Rouch ?

Thierry Zéno : Oui, c’était d’ailleurs quelqu’un que j’appréciais beaucoup. Il a vu les rushs du film DES MORTS avant que le film ne soit monté. Il y avait l’influence de Rouch bien sûr, mais aussi celle de Henri Storck. Quand je dis un film de type ethnographique, ce n’est pas l’ethnographie au sens scientifique non plus parce que le rapport humain est plus important. Ce n’est pas décortiquer une société comme un entomologiste.

Sueurs Froides : Puis vous avez arrêté le cinéma.

Thierry Zéno : Depuis une dizaine d’années, je ne tourne plus de films. Ce sont plus les arts plastiques qui m’intéressent. D’une certaine façon, je renoue avec le cinéma expérimental des années 70, sauf que maintenant ça s’appelle des installations, de l’art numérique, où le côté formel est plus important que le contenu.

Merci à Thierry Zéno pour sa disponibilité.
Merci à Anne-Laure de Boissieu pour l’organisation de l’interview.


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- Article rédigé par : Éric Peretti

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