Un texte signé Philippe Delvaux

- 1970 - Pere Portabella
Interprètes : Jess Franco, Christopher Lee, Herbert Lom, Soledad Miranda, Jack Taylor

retrospective

Vampir Cuadecuc

Lorsque Jess Franco se lance en 1969 dans le tournage de LES NUITS DE DRACULA, son adaptation du Dracula de Bram Stocker, il se voit sollicité par Pere Portabella qui propose d’en suivre le tournage. Jess Franco accepte et une seconde équipe accompagne donc celle de Jess Franco. Le résultat propose moins un making of qu’une autre lecture du tournage : Pere Portabella filme les mêmes séquences que Jess Franco, et monte avec le résultat un autre Dracula : VAMPIR CUADECUC.

A la redécouverte de ce dernier, on est d’autant plus fasciné dès lors qu’on garde à l’esprit ce projet a été conçu longtemps avant l’avènement massif des making of. Si ces derniers ont toujours peu ou prou traversé l’histoire du cinéma, ils prennent réellement leur envol avec la montée en puissance d’abord – et très brièvement – du laserdisc et ensuite du dvd, en tant que bonus, c’est-à-dire assez littéralement comme supplément poussant à opter pour le nouveau support, au détriment de celui, la VHS, que l’industrie entend évincer. Au milieu des années ’90, nombre de sorties de films s’accompagnent donc désormais d’un making of, parfois érudit, parfois promotionnel, parfois passionnant, parfois superfétatoire. Leur production s’industrialise mais achoppe souvent, pour les films du passé sur le manque de matériel disponible. Avant le dvd, le cinéma ne se regarde encore que rarement le nombril, tout au plus délaisse-t-il l’exercice à quelques émissions de télévision, pour des programmes promotionnel conçus au lancement d’un film en salle. Ou plus exactement, s’il veut parler de lui-même, le cinéma proposera souvent une fiction thématique plutôt qu’un documentaire. Les producteurs de making of se rabattent sur de rares images de tournage, des chutes de montage miraculeusement conservées ou font rétrospectivement intervenir les vétérans de ces productions pour livrer souvenirs et anecdotes.

Cette digression n’a d’autre intention que de singulariser VAMPIR CUADECUC, qui sort clairement des schémas connus, relève plus du cinéma expérimental et semble d’ailleurs détaché de toute contingence commerciale. A ce dernier titre, on ne lui connait d’ailleurs pas vraiment de carrière.

C’est d’autant plus étonnant qu’au lieu de s’attacher à un grand nom de la cinéphilie mondiale, Pere Portabella, qui a auparavant produit Marco Ferreri ou Luis Buñuel, s’est ici entiché de Jess Franco, lequel n’est peut-être en 1969 pas encore définitivement rangé dans les série Z, mais n’en reste pas moins quand même très marqué « films de genre » pour le public.

On se demande d’ailleurs quel a bien pu être le public visé par VAMPIR CUADECUC. Le cinéphile classique pincera une moue à l’évocation de Jess Franco et le côté expérimental dégoutera une bonne partie du public de films de genre.

Portabella opte pour le noir et blanc – que Jess Franco souhaitait d’ailleurs pour LES NUITS DE DRACULA, mais qui lui avait été refusé par ses producteurs soucieux de succès commercial alors mieux assuré par la couleur -. C’est donc paradoxalement le making of qui, sur ce point, permet de mieux rendre compte de l’intention initiale de Jess Franco.

Ce n’est d’ailleurs pas vraiment un making of puisqu’on ne nous montre finalement que peu le film en train de se faire. Portabella nous montre plutôt une variation, un autre Dracula, une potentialité, une divergence…

Et c’est aussi du cinéma qui traite de cinéma. D’où le choix, pour VAMPIR CUADECUC d’un 16mm avec un grain bien marqué à l’écran, qui souligne donc le média lui-même. Et non seulement granuleuse, l’image est parfois aussi brulée, surexposée jusqu’à l’abstraction. Pere Portabella travaille la grammaire cinématographique et entend nous la dévoiler, par cette mise en perspective d’avec LES NUITS DE DRACULA qui agit ici comme œuvre matrice. Le substrat de VAMPIR CUADECUC résulte du dialogue formel qu’il entretient avec LES NUITS DE DRACULA : Portabella filme la majeure partie des scènes de Dracula, mais, forcément, sous un autre angle de prise de vue que celles de Franco. Et c’est ce décalage qui intéresse. On a envie de voir côte à côte les deux œuvres pour les comparer. Ceci illustre par l’exemple la question du point de vue, essentielle au métier de cinéaste. Ici, littéralement puisque au point de vue correspond le placement des caméras.

Portabella n’a d’ailleurs pas dû avoir toute latitude dans le choix de ses angles puisqu’il revenait évidemment à Franco de placer sa caméra où il le souhaitait et que notre documentariste ne pouvait pas placer la sienne dans le champ de vision de celle de Franco. Le film est donc tourné dans les possibles restant. Il n’en reste pas moins un document fascinant, qui nous montre un autre Dracula. De l’angle de la caméra découle l’angle du point de vue.

En dehors de ces considérations, le lecteur de Sueurs Froides aura bien entendu d’autres raisons de regarder VAMPIR CUADECUC, puisqu’il nous montre aussi Jess Franco et son équipe en pleine création.
Ce témoignage rare du travail du stakhanoviste espagnol est d’autant plus intéressant que LES NUITS DE DRACULA est, en dépit des limites imposées par un budget étriqué, généralement considéré à la fois comme un de ses bons films et comme une adaptation relativement fidèle d’un roman qui fut le plus souvent fort malmené par ses diverses et nombreuses adaptations, celles de la Hammer n’étant pas les dernières à trifouiller le matériau littéraire. C’est d’ailleurs cette fidélité au texte qui avait permis d’obtenir l’aval de Christopher Lee, Monsieur Dracula made in Hammer, ici désireux d’une adaptation fidèle.

VAMPIR CUADECUC est (sauf la séquence finale) muet, et sonorisé par une bande musicale elle aussi très expérimentale, à base de bruitages. L’époque permet encore à un tel type de cinéma de s’épanouir de telles recherches formelles. Il y a quelque chose de fascinant à voir ces images dénuées de dialogues qui, pour un peu, nous ramèneraient presque à l’époque de NOSFERATU, première (et non officielle) transposition du roman de Stocker.

Après un long oubli, VAMPIR CUADECUC refait surface en 2016, à l’occasion de la restauration du film, accompagnée de quelques projections (il nous a ainsi été donné de le voir à la Cinematek belge en juillet 2016) qui précèdent une sortie sur dvd opérée par Blaq Out.


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- Article rédigé par : Philippe Delvaux

- Ses films préférés : Marquis, C’est Arrivé Près De Chez Vous, Princesse Mononoke, Sacré Graal, Conan le Barbare


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