Vivre

Un texte signé Stéphane Bex

Un fonctionnaire appliqué et sans éclat apprend, à quelques mois de la retraite, qu’il souffre d’un cancer de l’estomac et qu’il lui reste moins d’un an à vivre. La remise en question s’avère brutale et l’homme redécouvre soudain une capacité à vivre qu’il croyait définitivement endormie. Mais comment et que faire quand il reste si peu de temps ?
VIVRE de Kurosawa qui marque le retour du réalisateur à la Toho en 1952 est la conséquence dans la filmographie de l’auteur d’une réussite – RASHOMON qui reçoit le Lion d’or à la Mostra de Venise – et d’un échec commercial – celui de L’IDIOT amputé d’un tiers à sa sortie. De retour à la Toho qu’il a quittée à la fin des années 40, Kurosawa, après Dostoievski s’inspire d’un autre écrivain russe , Tolstoï et de LA MORT D’IVAN ILITCH, pour évoquer les derniers jours d’un fonctionnaire réapprenant à vivre à l’orée d’une mort annoncée. Cette thématique, appelant au film noir (DERNIERES HEURES A DENVER) ou au drame social (DEUX JOURS A TUER) est ici le prétexte pour Kurosawa à un récit humaniste et universel positionné dans un Japon d’après-guerre partagé entre les lenteurs d’une bureaucratie étouffante et l’aspiration à la jouissance d’une jeunesse qui cherche à oublier les traumatismes de la génération passée. Le héros oscille ainsi entre son bureau à la mairie, prison symbolique dans laquelle les dossiers entassés font office de murs et de barreaux, et le Tokyo nocturne remplie par la foule de fêtards et de noctambules. N’appartenant plus au premier espace, et trop vieux pour investir le second, Watanabe ( Takashi Shimura) doit réinventer un espace à la mesure de la vie qui lui reste et apprendre à s’ouvrir à l’autre en reconnaissant la légitimité de ses désirs.
C’est en effet, comme d’habitude chez Kurosawa, à un jeu sur les espaces que la mise en scène excelle. Arrière-plans développant la profondeur de l’image et évoquant le grouillement de la vie tokyoïte, surcadres offrant un contrepoint narratif et symbolique au premier plan, association des gros plans sur le visage hébété de Watanabe et de plans larges à la grue sur la foule qui semblent empruntés à l’expressionnisme de Murnau dans L’AURORE, Kurosawa fait varier les espaces et les angles, basculant par exemple d’une scène théâtralisée (le retour de Watanabe dans sa chambre) à une plongée dramatique dans l’escalier séparant le bas du haut où réside son fils.
Cette tentative d’ouvrir l’espace, de désenserrer et désenclaver l’étroitesse et le caractère étriqué d’une existence d’insecte sert ici de moteur à la narration puisque Watanabe, après avoir tenté pendant une nuit de goûter aux plaisirs de l’existence sous la conduite d’un Méphistophélès symbolique, se mettra en tête de consacrer le reste de son existence à la construction d’un parc pour les enfants. De la même manière, les confessions rares et brutales du fonctionnaire mutique et souffrant valent comme révélation explosive des sentiments dissimulés sous la carapace forgée par le temps. Celui que ses collègues nomment ironiquement « la momie » enfermée dans sa crypte et son tombeau, en se remettant à bouger et aller de l’avant, brise les tabous imposés par la bureaucratie à laquelle il a jusque là obéi aveuglément. La réalisation de soi devient alors chemin de croix et trajet christique pour le héros, transfiguration imposée par le jeu intense et intériorisé de Shimura qui atteint à une forme de masque tragique d’hébétude.
VIVRE peut ainsi se ranger dans les plus beaux films de Kurosawa et ceux que Charles Tesson, avec justesse, appelle, dans son commentaire, les « films-somme ». On y trouve en effet la virtuosité du réalisateur sans quitter de vue la puissance et la simplicité d’un drame universel. Le croisement des genres et des esthétiques (coups d’oeil à Eisenstein, réalisme social façon Carné, expressionnisme, néoréalisme, voire naturalisme), le va-et-vient entre drame individuel et chronique sociale, la construction audacieuse avec son épilogue étendu en acte en forme de flash-back reconstruisant la légende de Watanabe au moyen d’une superposition de points de vue évoquant RASHOMON, tout cela justifie abondamment le statut de chef d’oeuvre du film. Il est à noter enfin que la version proposée par Wildside se présente avec quelques bonus bienvenus dont, notamment, un commentaire ample et documenté de Charles Tesson. On ne peut que recommander ce film pour redécouvrir ou entrer dans l’oeuvre de Kurosawa.


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- Article rédigé par : Stéphane Bex

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