Un texte signé Stéphane Bex

retrospective

Vivre dans la peur

Un industriel, Kiichi Nakajima, propriétaire d’une usine et père de famille, fait l’objet d’un procès sous la pression de cette dernière qui demande sa mise sous tutelle. Le motif ? Nakajima veut à tout prix faire émigrer sa famille au Brésil pour éviter le péril de la bombe atomique qui le plonge de façon permanente dans une angoisse irrépressible. Nakajima est-il vraiment fou ou son comportement délirant en fait-il une forme de prophète ?
En 1955, moment de la sortie de VIVRE DANS LA PEUR Kurosawa a déjà derrière lui plus de 15 films pour 14 ans à peine de carrière. VIVRE DANS LA PEUR marque pourtant un tournant dans la filmographie du réalisateur qui va commencer à espacer de plus en plus ses oeuvres. Moins connu que LES SEPT SAMOURAIS (1954) ou LE CHÂTEAU DE L’ARAIGNÉE (1957), VIVRE DANS LA PEUR, sorti sous le label Wild Side, est une oeuvre à l’envergure moindre que VIVRE, mais qui mérite néanmoins d’être redécouverte, ne serait-ce que comme source possible au TAKE SHELTER de Jeff Nichols (2011). Les ressemblances sont en effet nombreuses : chez Kurosawa comme chez Nichols, le film se focalise sur l’interprétation ouverte quant au comportement du héros. Celui qui croit à la possibilité de l’apocalypse est-il lucide ou seulement délirant ? En butte à l’hostilité de la communauté – celle de la famille et du quartier chez Nichols, celle de sa famille seulement chez Kurosawa – le héros du film incarne une forme de symptome dont le film détaille et déplie le processus et les conséquences. Mais, à la différence de Nichols, Kurosawa ne fait pas de l’entêtement du héros une forme de foi mystique mais le signe d’une psyché torturée par l’angoisse. Nakajima, vieillard magistralement interprété par un Toshirô Mifune grimé retrouvant le réalisateur après L’IDIOT et LES SEPT SAMOURAÏS, incarne en effet une bête traquée, poursuivi par un péril à la fois invisible et omniprésent, celui de la bombe atomique.
Face à un Japon cherchant à oublier le traumatisme d’Hiroshima ou de Nagasaki, Kurosawa oppose ainsi la lucidité malade d’un homme qui refuse de s’aveugler. Les lunettes épaisses qui dissimulent le regard de Mifune signent symboliquement l’isolement de cet homme en même temps que sa clairvoyance. Inspiré par l’accident survenu un an plus tôt dans l’atoll de Bikini – un bateau de pêche japonais et tout son équipage y ont été irradiés – le film remet en cause la légèreté et l’inconscience d’une génération confite dans une forme de pessimisme désabusé. Alors que Nakajima, avec sa femme, ses trois maîtresses et ses enfants légitimes ou illégitimes, apparaît comme une force de vie à la fois paternelle et protectrice, dans le reste de la famille ne dominent que les appétits cupides et les intérêts égoïstes. Ce vieillard qui refuse d’en démordre et finira par mettre le feu à sa propre usine pour forcer sa famille à partir apparaît, au fur et à mesure que progresse le film, de plus en plus légitime dans son entêtement.
Paradoxe étonnant, celui qui, ne connaissant que trop le passé, se méfie d’autant plus de l’avenir, est égaement celui qui utilise les armes de la modernité pour rallier les autres à son projet. Par une belle mise en abyme, c’est grâce à la projection d’un film de cinéma qu’est présentée à la famille la terre étrangère, lieu d’exil autant qu’eldorado impossible. La vision du film ne suffira pourtant pas à modifier les comportements des uns et des autres ; le cinéma, quand il se charge d’un discours à thèse, est-il assez fort pour instiller une inquiétude légitime ? La réponse de Kurosawa semble plutôt mitigée : au « fou » reste la vision prophétique sous la forme d’une illumination impartageable ; seul le personnage du docteur Harada, médiateur du procès, incarné sobrement par Takashi Shimura, illustre la possibilité d’une critique raisonnée et rationnelle. Alors qu’il a condamné la « folie » de Nakajima en acceptant la mise sous tutelle, le personnage revient à plusieurs reprises sur sa décision qui le laisse insatisfait.
A ce passé « barré » et dont on cherche à s’extraire sans y parvenir et auquel renvoient l’étouffement estival, l’étroitesse et la densité des lieux urbains qui transforme Tokyo en chaudron et prison, s’opposera seulement le temps d’un bref instant un passé idyllique et heureux. Ouvrant à une fille illégitime imposée de force par Nakajima, un album de famille, le film se suspend avec quelques clichés montrant l’industriel en patriarche ravi amenant en vacances à la mer sa famille et ses employés. L’accélération du montage transforme alors ces moments de coupe d’un bonheur perdu en glissement vers un processus de contamination menaçante. Cette pêche « miraculeuse » est aussi celle qui amène le péril ; derrière la parenthèse paradisiaque, comme derrière le rassemblement momentané d’une famille éclatée gronde déjà le péril de l’explosion et la menace de la déflagration.


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- Article rédigé par : Stéphane Bex

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