Amer
AMER est présenté comme un nouveau Giallo. Ce n’est que très partiellement vrai. Il s’agit plus d’un regard sur le Giallo, sous forme d’expérimentations basées sur les sens et qui reprend les codes de ce genre italien essentiellement ancré dans les ’60 et ’70 : jolies femmes, tueur ganté de cuir, rasoir, meurtre dans une salle de bain, ambiances étranges et mortifères…
AMER est difficilement résumable. On y suit en trois actes l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte d’une femme, Ana. Du premier acte, on la voit confrontée à la mort du grand-père, la haine de sa belle-mère et sa peur de monstres tapis dans les recoins d’une vieille demeure bourgeoise, l’adolescente connaît ses premiers émois avec les jeunes villageois du coin, tandis que la femme adulte s’en revient sur les lieux de son enfance pour y fantasmer sur un mystérieux tueur ganté. Mais l’intrigue, évanescente, n’a absolument aucun intérêt en tant que narration, elle n’est que le support de l’expérience sensitive qui nous est proposée.
Les réalisateurs livrent un grand film érotique et sensuel, sans jamais donner dans le sexe, ni même dans la nudité. Et c’est là le paradoxe : tout est incarné dans AMER, de par le travail de la caméra et du son. La première filme le corps au plus près de la peau. Les gros plans extrêmes sont roi. Le corps est fragmenté, comme les bandes dessinées que nous donnait Guido Crepax dans les ’70. Mais plus encore, il nous fait toucher les acteurs dont la carnation est scrutée au plus près : on y célèbre le grain de la peau, le duvet du visage. Le second sature régulièrement pour nous envahir de couches sonores, pour exagérer l’effet. Ce n’est pas un son naturaliste, c’est un son sensitif, un ressenti, une perception. A un moment, on pense au superbe générique d’ouverture de VINYAN (Fabrice Du Welz), mais où, là, la saturation procédait à la fois de naturalisme (le son tel que perçu sous l’eau) et de fantasmatique (le cauchemar éveillé de l’héroïne quant à la disparition de son enfant).
Et si on évoque le son, il nous faut alors mentionner que AMER se passe presque entièrement de dialogues. Quelques répliques de ci, de là, mais guère plus que ce qu’on pourrait trouver dans un Jacques Tati. Le cinéma est ramené à sa dimension juste : faire parler les images.
Le montage alterne des juxtapositions, alternances et successions de plans rapides qui « narrent » à la place des dialogues, mais repose surtout sur l’étirement des scènes pour leur faire livrer tout leur jus. On n’est pas loin du Jess Franco expérimental des années ’60… en mieux maitrisé.
AMER convoque une palanquée de prestigieuses influences, des grands maîtres du giallo bien évidemment (par exemple les couleurs « à la Mario Bava » ou « à la SUSPIRIA ») mais pas uniquement (le passage d’un rasoir sur des dents vaut bien l’œil tranché d’UN CHIEN ANDALOU, la présence que fuit la fillette évoque les « nouveaux fantômes » débarqués dans la foulée de RINGU). On pense aussi à tous ces films oniriques : ALICE bien évidemment, mais aussi LA CLEPSYDRE (1973, Wojciech Has) ou d’autres œuvres symbolistes ou cryptiques d’Europe de l’est. Le premier acte, celui de la fillette, nous a clairement rappelé l’étrangeté qui planait sur le très beau INNOCENCE (2004, Lucile Hadzihalilovic). Mais, en dépit de tous les noms et références ici évoqués afin de tenter de donner une idée de ce à quoi peut bien ressembler AMER, ce dernier a développé sa personnalité propre… la marque des grands films ! Aucune influence de l’un à l’autre n’est possible, mais difficile de ne pas rapprocher les expériences visuelles d’AMER des extraordinaires images de l’ENFER, le film inachevé de Clouzot, qui ont été exhumées par Serge Bromberg dans son documentaire L’ENFER D’HENRI GEORGES CLOUZOT. Dans les deux cas, des visions de fantasmes névrotiques, une nouvelle façon de filmer. Osons affirmer qu’AMER est un digne descendant de cet ENFER mort-né.
Si on a mentionné le caractère érotique du film, on peut en préciser sa teneur : AMER est clairement fétichiste. Non pas tellement celui du cuir et des fouets (encore que les gants de cuir noir du tueur “giallesque” sont bien de la partie) mais plutôt celui d’un fétichisme de la caméra qui magnifie et iconise tout ce qui passe dans son viseur. Un fétichisme de l’attitude et de la pose, de l’ambiance. Un fétichisme du regard aussi, qui renvoie tant au cinéma de Luciano Ercoli qu’aux westerns spaghettis.
Cette volonté d’incarner, de filmer le corps au plus près touche au sublime lors d’un passage aux images floues, « out of focus », où s’opère la fusion entre la chair et la pellicule. On y retrouve la même abstraction que celle qui voit parfois le cinéma porno se perdre à force de gros plans ce qui, paradoxalement, nous éloigne du sujet. Sauf qu’ici, tout au contraire, on trouve plutôt qu’on ne perd.
On ne peut s’empêcher de rapprocher AMER d’un autre film contemporain : le BANDAGED de Maria Beatty. On trouve dans les deux cas un hommage aux cinémas du passé (Giallo d’un côté, Jacques Tourneur de l’autre), des similarités de situation (vieille demeure isolée, femme en relation conflictuelle avec ses parents), l’exacerbation mais de manière discrète d’un certain fétichisme (une spécialité chez Maria Beatty). Au final cependant, BANDAGED respire hélas la poussière, plombé par le hiératisme du jeu, tandis qu’AMER nous transporte dans un monde nouveau.
AMER a fait le tour des festivals (Gerardmer, Sitges, Malaga, Film francophone de Liège, Offscreen…) où il a récolté plusieurs prix. On relèvera celui du public du Festival du nouveau cinéma de Montréal, preuve s’il en est qu’un film exigeant et expérimental peut emporter l’adhésion des spectateurs. Aussi est-on estomaqué et déçu du manque d’audace des exploitants de salle, AMER n’étant sorti en France que sur trois copies et s’annonce en Belgique sur deux copies. C’est d’autant plus dommage que l’expérience vaut vraiment la peine d’être découverte en salle, là où les gros plans démesurément agrandis prennent tout leur sens. L’accueil public qui lui a été livré au Festival Offscreen 2010 témoigne de l’intérêt d’une frange du public pour des propositions audacieuses. Dans la salle, on pouvait croiser Jaco Van Dormael, qui parvenait au même moment enfin à sortir en Belgique, contrairement à la France où cette version restera inédite en salle, son montage initial de MR NOBODY. Pour en revenir à la séance d’AMER, elle était précédée de LUCIA, un court métrage argentin d’animation qui, dans son contexte d’avant-programme, évoquait le PROFONDO ROSSO de Dario Argento (1975). Alors que ce dernier proposera au BIFFF 2010 son GIALLO, il nous semble que l’avenir du genre se trouve sans conteste dans ce AMER franco-belge.
Lancez-vous dans une expérience sensorielle, n’essayez pas de comprendre, AMER est avant tout à ressentir.