Atout coeur à Tokyo
« L’espionnage, c’est comme le funambulisme ; une erreur, une distraction, un faux pas et vous dégringolez, c’est fini. » (p. 20)
ATOUT CŒUR A TOKYO fait partie de ces OSS 117 un peu plus connus que les autres, ou un peu moins oubliés, grâce à son adaptation dans un film du même titre en 1966. Une production André Hunebelle avec l’excellent Frédéric Stafford qui fut sans doute l’un des meilleurs OSS 117 à l’écran.
Dans le roman ATOUT CŒUR A TOKYO, pas de teaser bondien en début d’intrigue, pas de base américaine détruite, pas de tueur au katana et pas de final « grandiose » sur le navire des méchants – sans doute autant d’éléments qui furent apportés par Terence Young, co-scénariste du film de Michel Boisrond et père cinématographique de James Bond. Lors du passage d’un roman au film d’espionnage, le spectaculaire était devenu quasi obligatoire, au moins depuis GOLDFINGER en 1964… A part cela, le film est très globalement fidèle au roman, dans les grandes lignes de l’intrigue et dans l’esprit. Le personnage-phare de Ian Fleming a lui-même été trahi par une bonne flopée de ses adaptations cinématographiques, parfois même pour son bien, il faut l’avouer au risque de choquer les puristes.
ATOUT CŒUR A TOKYO est un excellent OSS 117 qui voit notre super agent de la CIA enquêter sur une perte de documents top secret en se faisant passer pour le mari de Eva, la traîtresse à l’origine des fuites, une charmante jeune femme aux yeux stupéfiants dont le beau Hubert tombe éperdument amoureux. Chose qui ne lui est pas arrivée depuis 20 ans ! La love story est d’ailleurs bien venue, assez réussie et érotique. Sa conclusion est même émouvante, et très différente de celle du film, que demander de plus ?
La belle est-elle sincère dans son repentir ou pas ? OSS le découvrira.
Toujours est-il que ce premier rôle féminin est très soigné, car la belle Eva n’a rien d’une oie blanche et s’avère donc plutôt intéressante – beaucoup plus que ne le fut son incarnation dans le film, interprétée par Marina Vlady.
ATOUT CŒUR A TOKYO bouge bien, le style est enlevé et spirituel, comme ce fut souvent le cas avec un Jean Bruce parfois injustement méprisé – ce, malgré un succès populaire fracassant fort de 88 romans !
ATOUT CŒUR A TOKYO joue convenablement avec le dépaysement quasi garanti de la destination japonaise, les renseignements « touristiques » sont précis et toujours bien reliés à l’action. Par moments, on s’y croirait, phantasme sur les geishas espionnes et hôtel de luxe compris.
OSS 117 est un beau héros, très James Bond dans son attitude et son sens de la répartie. Bruce le décrit dans de chouettes passages, comme :
« Il connaissait le danger. S’il avait pu survivre jusqu’à maintenant, c’était qu’il avait toujours été capable de se montrer le plus dur, le plus impitoyable, le plus inaccessible, le plus efficace. » (p.47)
Voilà qui pose son homme ! Un homme qui n’a pas le droit de tomber amoureux – d’où le principal problème qui se pose à ce séducteur patenté dans ce roman !
Des problèmes, OSS en a bien d’autres. Cette ceinture noire de judo, cet expert en jiu-jitsu, doit ainsi affronter un monstrueux sumotori dans un combat qu’on eût certes aimé plus épique et développé. Une bagarre plus mémorable dans le film d’ailleurs, avec un impressionnant colosse – davantage qu’avec un vrai sumotori il est vrai.
A un moment, Hubert doit se débarrasser d’un cadavre avant que la police japonaise ne débarque, on nage en pleine comédie policière tendance thriller. La scène, absente au cinéma, est longue et savoureuse, avec des passages superbes, comme celui-ci :
« Se débarrasser d’un cadavre n’est pas une affaire facile. C’est gros, c’est lourd, ça se manipule mal et ça sent rapidement mauvais. On ne peut le brûler dans sa cuisinière, ni le jeter par petits morceaux dans un vide-ordures. (…) Le bain d’acide n’est pas à la portée du premier venu. » (p. 78)
C’est aussi drôle que macabre et ça continue ainsi sur plusieurs pages avec le transport du corps dans un sac et l’aide inopinée d’un voisin aussi serviable qu’embarrassant.
On s’aperçoit en relisant les Jean Bruce que les deux films parodiques avec Jean Dujardin ont ridiculisé un agent secret qui n’en avait nul besoin – et qui, surtout, n’en méritait pas tant. Michel Hazanavicius aurait dû créer un autre espion pour ses films comiques, aussi hilarants soient-ils, et laisser celui-ci reposer en paix au paradis des héros de papier. C’est aussi cela, le respect – même si ce terme paraîtra trop fort aux détracteurs habituels de la littérature populaire.
Enfin, Jean Bruce était un romancier efficace mais aussi un vendeur d’histoires lucide et plein d’humour qui ne prenait sans doute pas son œuvre plus au sérieux que cela. Nul doute que le succès de l’OSS des années 2000 l’aurait fait bien rire ! Preuve supplémentaire de son sens de la dérision : son goût pour les jeux de mots à caractère géographique qui firent école (ses titres n’eurent que rarement la poésie de ceux d’un Ian Fleming, encore que ROMANCE DE LA MORT…).
Dans le même ordre d’idées, le méchant maître chanteur de ATOUT CŒUR est surnommé par Hubert « le Nippon bien nippé » et Bruce ne se lasse pas de répéter à loisir ce mot d’esprit pourtant un peu facile. Plus joliment, Eva le définit à un moment comme « un être qui aime la nuit ».
Jean Bruce évite au moins le célèbre « Nippon ni mauvais » que certains critiques, on l’imagine bien, ont dû réserver à ce nouvel opus de la saga !
Ce roman de 180 pages est un véritable petit plaisir qui n’ennuie jamais jusqu’à un final extrêmement différent de celui du film, même si, comme souvent avec le roman d‘espionnage pop des années 50-60, on pourrait apprécier une ou deux bagarres ou poursuites supplémentaires. Mais cela n’est rien comparé aux longueurs psychologisantes infligées par nombre de pavés actuels.
La littérature populaire a changé de visage, comme ce fut d’ailleurs parfois le cas du prince pirate de la CIA, OSS 117, au cours de sa longue et mouvementée carrière.
Comme toujours, OSS 117 achève sa mission une jolie femme dans les bras – pas nécessairement la même « girl » que dans le film, d’ailleurs…