En quatrième vitesse
Issu d’un milieu familial richissime et politiquement influent, Robert Aldrich s’en éloigne rapidement et devient un petit employé des studios RKO au début des années quarante. Après guerre, il est un assistant réalisateur réputé et travaille avec de grands cinéastes américains, notamment avec des personnalités considérées comme très « à gauche » (des « lefties » qui seront pour certains persécutés quelques années plus tard pour rapprochement avec l’idéologie communiste) : Abraham Polonsky, Joseph Losey, Jules Dassin ou Charlie Chaplin (pour LES FEUX DE LA RAMPE, 1952). Après un court passage à la télévision, Robert Aldrich signe son premier film en 1953 puis réalise en deux ans une série de longs-métrages à la fois puissants et modernes qui lui vaudront d’être remarqué dans son pays et acclamé comme un génie en France : BRONCO APACHE (1954), VERA CRUZ (idem), EN QUATRIEME VITESSE (1955), LE GRAND COUTEAU (idem), ATTAQUE (1956). Ce dernier titre très antimilitariste vaut finalement au réalisateur déjà soupçonné de « gauchisme » de ne plus trouver de travail et de devoir s’exiler quelques temps en Europe. Dans les années soixante, la carrière de Robert Aldrich connaîtra à nouveau quelques succès fulgurants (QU’EST-IL ARRIVE A BABY JANE ?, 1962 ; LES DOUZE SALOPARDS, 1967) mais surtout beaucoup d’échecs publics et critiques. Cette tendance ira s’accentuant dans les années soixante-dix où malgré de grands films (FUREUR APACHE, 1972 ; L’ULTIMATUM DES TROIS MERCENAIRES, 1977), le réalisateur franc-tireur sera surtout confronté à l’incompréhension de ses producteurs et au mépris quasi-général de la critique (française incluse…). Il mourra peu de temps après son dernier effort, la superbe chronique douce-amère DEUX FILLES AU TAPIS (1981) pour laquelle il n’aura bien sûr pas droit au « final cut ».
Sur une route près de Los Angeles en pleine nuit, une jeune femme en détresse parvient à arrêter un automobiliste qui la prend à son bord. Le conducteur n’est autre que Mike Hammer, un détective un peu marron à qui sa passagère raconte qu’elle est poursuivie par une mystérieuse organisation criminelle. Peu après, la jeune femme et le « privé » sont enlevés par des hommes dont ils ne voient pas le visage ; elle est torturée à mort tandis que lui est laissé inconscient dans une chambre d’hôtel. Les policiers chargés de l’enquête ordonnent à Mike Hammer d’oublier cette affaire, ce à quoi le détective ne peut se résoudre : la victime lui a envoyé juste avant sa mort une lettre contenant un message codé et Velda, sa secrétaire, le met sur la piste d’une organisation dirigée par un étrange « docteur Soberin »…
Après l’énorme succès commercial de son VERA CRUZ, Robert Aldrich fonde sa propre maison de production et parvient à une forme d’indépendance artistique au sein du très classique (et souvent répressif) Hollywood. Cette liberté d’expression lui permet, avec la complicité de son scénariste A.I. Bezzerides (le superbe TRACK OF THE CAT de William Wellman, 1954) d’adapter de façon détournée et plutôt subversive un roman noir de Mickey Spillane et de son célèbre héros, le détective Mike Hammer (ce personnage prendra les traits de Stacy Keach dans une série télévisée à succès des années quatre-vingt). Si EN QUATRIEME VITESSE reprend les grandes lignes narratives de l’univers « hard-boiled » qu’il retranscrit, celui-ci se voit perverti de l’intérieur par le fait tout d’abord que son emblématique héros, en passant du papier au celluloïd, devient un personnage antipathique, à la fois extrêmement narcissique, très misogyne et doté de pulsions sadiques évidentes (voir le rictus de plaisir qu’il affiche à plusieurs reprises lorsqu’il moleste un assaillant ou broie la main d’un employé corrompu…). Si la figure traditionnelle du « privé » se voit redéfinie (de gentiment individualiste il devient foncièrement « anti-démocratique », dixit Robert Aldrich), le traitement de tout ce qui fonde la mythologie du « film noir », gangsters, femme fatale, appât du gain et cadre urbain, l’est également. C’est ainsi par exemple que les adversaires de Mike Hammer ne sont pas des criminels aux mines patibulaires et aux objectifs plus ou moins clairs mais des hommes que l’on ne peut identifier (comme le montre la remarquable séquence située en début de métrage lorsque le « privé », qui a été drogué, ne perçoit que les jambes nues de la femme torturée et uniquement les chaussures de ses tortionnaires) et qui évoluent au sein de réseaux aussi puissants qu’inextricables. De même, si le film privilégie l’ambiance nocturne chère au film noir américain, la nuit semble être ici un état qui se prolonge et se répète à l’infini : les rares séquences diurnes sont brèves et sans grand intérêt narratif, à l’image des scènes entre Mike et son exubérant ami mexicain.
On remarque aussi que EN QUATRIEME VITESSE multiplie les motifs liés aux états nocturnes et oniriques : endormissement, sommeil (volontaire ou provoqué par une drogue), léthargie (le médecin sous somnifères) ou inconscience (lorsque le héros est soumis au penthotal) comme pour mieux signifier l’opacité et la déréliction de l’univers qui nous est décrit. Ce monde qui semble à la fois mécanique et insaisissable est tout entier régi par l’énigmatique « Mc Guffin » (déclencheur de récit) du film : en lieu et place du classique « magot », les personnages vont s’entretuer ici pour une étrange boîte qui semble contenir une source radioactive dont on ne connaîtra jamais ni la fonction ni la portée véritable. Le finale du film, dont on a retrouvé dans les années quatre-vingt dix quelques plans qui avaient toujours manqué, n’a plus l’aspect apocalyptique qu’on a pu longtemps lui prêter mais illustre plutôt l’idée d’un monde, ou plus exactement un pays, au bord de l’implosion. Les rapports humains dans EN QUATRIEME VITESSE sont en effet basés sur la violence et la destruction, que ce soit celles dont est victime ou témoin Mike Hammer ou celles qu’il met lui-même en pratique. A cet excès d’énergie négative s’ajoute une atmosphère étouffante, claustrophobe (très peu de plans larges ou de profondeur de champ, pléthore de cadres exigus et de longues focales) qui semble tout entière gangrénée par la corruption, la méfiance, la paranoïa. Il est assez aisé de déceler qu’au-delà d’une intrigue policière teintée d’éléments d’anticipation, Robert Aldrich a voulu tendre aux Etats-Unis des années cinquante un miroir aux reflets peu flatteurs dans lequel on peut identifier les spectres de la Guerre Froide, de la course à l’armement nucléaire, du maccarthysme et de la peur du complot.
Comme l’on peut s’en douter, le film fut un terrible échec public et critique outre-Atlantique mais il fut acclamé comme un chef d’œuvre novateur par la critique française et notamment par ceux qui formeraient peu après la Nouvelle Vague. Si Claude Chabrol fut à l’époque le plus ardent défenseur de EN QUATRIEME VITESSE (« un des plus grands films américains du parlant »), on peut aussi souligner que Jean-Luc Godard lui rendra un hommage appuyé dans ALPHAVILLE (1965) qui cite certains dialogues clés de son modèle et propose, comme lui, une fable abstraite et pessimiste sous les dehors d’un film de genre.