La valse des pantins
Rupert Pupkin est obsédé par l’idée de devenir quelqu’un. Plus précisément, prendre la place de Jerry Langford, vedette comique d’un show télévisé. Pour cela, il est prêt à tout entreprendre et harcèle la star pour lui arracher la promesse d’une audition. Quand celle-ci est repoussée, Rupert franchit une étape supplémentaire et bascule dans le crime en kidnappant Jerry avec l’aide de Masha, une fan hystérique.
Tourné entre RAGING BULL, film rageur sur la boxe avec De Niro et AFTER HOURS, comédie cauchemardesque, LA VALSE DES PANTINS est un des films les plus méconnus de Scorsese et, également, un des plus passionnants. Ce projet, longtemps retardé, mettra presque dix ans à se réaliser. Le scénario de Zimmerman ayant été refusé au début des années 70 par Scorsese échoie à Milos Forman qui se désiste puis entre les mains de De Niro qui finit par convaincre de nouveau Scorsese de collaborer avec lui. Entre temps, l’actualité a chargé d’échos plus sinistres ce qui s’avérait au départ une critique comique du milieu du show-bizz : l’assassinat de John Lennon par Mark Chapman ou le harcèlement dont De Niro a été personnellement l’objet dessinent un arrière-plan dramatique où les obsessions du réalisateur prennent forme d’une manière plus grinçante.
Ce film, longtemps dédaigné, trouve avec la sortie relativement récente du LOUP DE WALL STREET un intérêt particulier, anticipant à bien des égards le trajet de l’ambitieux Jordan Belfort, à la fois trader et animateur symbolique du show boursier. Mais si LE LOUP DE WALL STREET incarne la face solaire, LA VALSE DES PANTINS représenterait plutôt la face lunaire du réalisateur. La légèreté brillante et cynique de Leonardo DiCaprio, le mélange de concentration et d’explosivité qui en ont fait le héros principal des dernières oeuvres de Scorsese, trouvent leur pendant et leur négatif dans le flou dont De Niro nimbe son personnage. Héros en retrait, toujours à la limite du ridicule et de l’inquiétant, Rupert Pupkin transforme la violence rentrée de Travis Bickle, le héros de TAXI DRIVER, ou la hargne combattive de Jake LaMotta, le boxeur de RAGING BULL, en volonté d’autant plus implacable que sa finalité est dérisoire.
Les héros de Scorsese manifestent toujours en effet dans leur volonté de puissance les lois de leur fonctionnement propre. Ces mécaniques humaines, se reflétant parfois dans le miroir des objets mécaniques (AVIATOR, HUGO CABRET) possèdent ce caractère fascinant de ne se définir que par ce qu’elles désirent. De la même manière que les héros burlesques à la ténacité imperturbable ou encore Doyle, le saxophoniste de NEW-YORK,NEW-YORK, interprété également par De Niro, qui désire Francine Evans et va la harceler jusqu’à arriver à ses fins, Rupert Pupkin ne désire que prendre la place de ce père symbolique qu’est Jerry et impressionner la serveuse Rita en lui montrant qu’il est une star encore ignorée.
La morale des personnages scorsesiens, façonnée par leur volonté, les place dans un univers en marge, monde imaginaire dont eux seuls ont la clé et dont le réalisateur maintient l’opacité, ne la déchirant que pour quelques instants vertigineux. Le zoom arrière sur Rupert Pupkin répétant dans sa cave les plaisanteries de son spectacle devant la gigantesque photographie d’une assemblée qui lui tient lieu de public est un des plans les plus étonnants du réalisateur enfreignant pour un court moment sa facture classique et le réalisme de son style.
Cette plongée cauchemardesque dans l’esprit du héros laisse entrevoir combien l’univers sarcastique du réalisateur peut se teinter de nuances horrifiques insoupçonnées. Le personnage de Masha, interprétée par Sandra Bernhard, doublet féminin et hystérique de Rupert qui révèle sa folie lors du kidnapping, évoque ainsi l’infirmière bourreau du MISERY de Rob Reiner, la jeune adolescente malmenant ses fiancés dans THE LOVED ONES ou les sociopathes kidnappant et torturant leurs victimes dans la production horrifique des années 70 (LA DERNIERE MAISON SUR LA GAUCHE, CANI ARRABIATI, LA COLLINE A DES YEUX, LA MAISON AU FOND DU PARC).
A cette horreur latente que l’on devine comme à l’affût chez Rupert Pupkin et plus visible chez Masha, Scorsese ajoute celle, prophétique, d’un monde placé sous la tyrannie de l’image. La mégalomanie de Rupert n’a pour cadre que le petit écran de la télévision. Le rêve dérisoire des 15 minutes de célébrité rendues célèbres par Warhol, est ici le diktat et le fil qui agite les ficelles de ces pantins sinistres ou pitoyables. Au-dessus de la foule anonyme qui parcourt les rues et au sein de laquelle Jerry Langford se fond, comme au-dessus de l’atmosphère aseptisée et des espaces désertiques des studios, trône l’écran télévisuel, seul support de l’existence réelle pour Rupert qui veut y multiplier son image. Réalisant finalement son désir, il conjoindra dans un même mouvement la séduction de Rita et sa diffusion à l’antenne en se montrant en même temps sur l’écran et en personne dans le bar où elle travaille. Cette présence double, qui signe pour Rupert sa reconnaissance effective, n’aura pourtant pour témoin que Rita et un client à moitié saoul. Et Rupert se trouve vite emporté et emprisonné pour avoir kidnappé Langford. Le héros n’aura fait que passer d’une cellule à l’autre, d’un cadre au suivant, prisonnier de son image désormais connue et reconnue. La volonté chez les héros scorsesiens est en effet ce qui libère les possibles et emprisonne au final les êtres, obligés de rejouer et mettre en spectacle comme le Jordan Belfort du LOUP DE WALL STREET leur extraordinaire réussite. Faut-il les plaindre ou les envier ? Il ne reste d’autre choix pour Rupert au terme de l’oeuvre que d’épouser la ligne de son mentor, Jerry Langford, roi sentant sa déchéance approcher, misanthrope désillusionné et cynique, incarné par un Jerry Lewis à contre-emploi. Une de ses remarques, lors de l’invasion par Rupert de sa maison de campagne, laisse percevoir la profondeur du désenchantement et l’horreur que masquent les plaisanteries de l’homme de spectacle. En affirmant face à Rupert qu’Hitler n’a pas bien fait son travail, Jerry Langford fait basculer la farce satirique dans une noirceur nouvelle. Le massacre du jeu de quilles s’est transformé en holocauste, la critique en extermination. C’est peut-être là, la leçon la plus pessimiste du cinéaste et son constat le plus amer : si l’on peut partager le désir de Rupert, comme force agissante, héroïsme en acte, la finalité de ce désir n’a, elle, rien d’enviable. Ne reste que l’observation à la fois empathique et distanciée d’une course à l’aveugle.