Sueurs Froides en version papier

Au sommaire du numéro 37 : Dossier Val Lewton, Nancy Drew, Biographie de Ulli Lommel, la saga Flower and Snake, la franchise Leprechaun, entretien avec Patrice Herr Sang, Entretien avec Marian Dora.
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UK - 1975 - Ken Russell
Interprètes : Roger Daltrey, Sara Kestelman, Paul Nicholas, Ringo Starr, Rick Wakeman, John Justin, Fiona Lewis, Veronica Quilligan

Un texte signé Philippe Delvaux

Lisztomania

Franz Liszt est considéré par beaucoup comme la première rock star : concerts face au public, foule de fans en délire, culte de la personnalité. Ken Russell décide de prendre au pied de la lettre ces données et transporte les moments-clefs de la vie de Liszt dans un monde fantasmagorique puissant. Roger Daltrey (The Who) campe un Liszt aux allures glam rock qui, au bout d’une vie chaotique d’adulation et de débauche, se tourne vers l’ordre des franciscains. Mandaté par l’église, Liszt est chargé d’exorciser Richard Wagner, antéchrist nazillon doublé d’un apprenti Frankenstein. Il découvre sur place Cosima – sa fille – et Wagner en super-héros combattant la «bête» juive, haranguant une horde d’enfants blonds arborant le salut nazi et scandant «we will be the master race». L’eau bénite brandie comme arme absolue sera-t-elle de taille ?

Liszt a bien connu Wagner… celui-ci finissant même par devenir son gendre. Ken Russell soutient que Wagner a pompé sa musique sur celle de Liszt et transforme donc Wagner en vampire. On découvre donc un Liszt, compositeur et concertiste à succès, introduisant débonnairement Wagner à ses concerts. Peu à peu, ce dernier va s’imposer et surtout imposer sa vision d’une musique servant la cause de la race aryenne. Liszt, empêtré dans une vie sentimentale compliquée, ne verra que trop tard le monstre en Wagner.

Résumer une grande partie de l’œuvre de Ken Russell passe par trois clés : la musique, le biopic fantasmé… et le scandale.
Ken Russell et la musique tout d’abord… Une grande partie de l’œuvre du cinéaste britannique tourne autour de la musique : SONG OF SUMMER (1968, les dernières années de Frédérick Delius), THE MUSIC LOVERS (1970, à propos de Tchaïkovski, aka LA SYMPHONIE PATHETIQUE), MAHLER (1974), THE STRANGE AFFLICTION OF ANTON BRUCKNER (1990), CLASSIC WIDOWS (1995) … et bien entendu, pour son volet plus rock, TOMMY, l’opéra rock avec les Who (1975). Il abordera encore la musique dans quelques documentaires : VAUGHN WILLIAMS: A SYMPHONIC PORTRAIT (1984), ABC OF ENGLISH MUSIC (1988) et IN SEARCH OF THE BRITISH FOLK SONG (1997), ELGAR: FANTASY OF A COMPOSER ON A BICYCLE (2002). Auparavant, dans les années ’60, il avait également réalisé des documentaires télévisés sur Prokofiev, James Lloyd, George Delerue, Claude Debussy, Béla Bartok et, pour terminer, Richard Strauss via un DANCE OF THE SEVEN VEILS qui lui valut un scandale et la fin de sa collaboration avec la BBC. Plus tard, dans une période où l’industrie cinématographique le boudera, il mettra en scène un opéra.
Pour bien comprendre la genèse de Lisztomania, il faut le resituer dans le prolongement de TOMMY.

TOMMY est un triomphe commercial. En Angleterre, il trône 22 semaines d’affilée en tête du box-office, performance que même TITANIC n’a pu égaler. Aussi n’est-il pas étonnant de retrouver Roger Daltrey en tête d’affiche de LISZTOMANIA, d’autant plus que The Who sont, à l’époque, au sommet de leur gloire.

Et c’est encore d’autant plus judicieux que Frans Liszt est dépeint comme une véritable rock star, attisant des foules en délire lors de ses concerts, faisant se pâmer l’audience – féminine – qui n’en finit plus de scander son nom et de réclamer ses tubes. Liszt, débonnaire, assume pleinement sa célébrité et trouve dans les concerts un terrain de chasse pour tout joli jupon.

Pour l’anecdote, un petit rôle est assuré par Ringo Star. On connait l’amour de l’ex Beatles pour le cinéma, et ses tentatives répétées de s’y faire une place. Ici, il joue un pape chargé de sermonner un Liszt entré dans les ordres. Quoi de plus logique, les Beatles ne furent-ils pas les papes de la musique pop ?

LISZTOMANIA est une production anglaise. S’il existe un cinéma anglais assez riche qualitativement, il n’en est pas de même de ses moyens de productions. Les films les mieux lotis émanent généralement des filiales anglaises des studios américains. LISZTOMANIA fut, lui, une production indépendante. Son budget a cependant été augmenté en cours de production, suite au succès de TOMMY qui laissait présager un avenir équivalent ici, ce qui a permis d’y ajouter les passages musicaux… confiés non aux Who, mais bien à Rick Wakeman (claviériste de YES), lui-même affublé du petit rôle du dieu Thor. LISZTOMANIA est dès lors devenu une comédie musicale, à l‘instar de TOMMY. Mais le succès fonctionne rarement sur recette et s’il a rencontré son public à Londres, LISZTOMANIA est resté un échec dans le reste de l’Angleterre. En outre, Warner, qui en a repris les droits de distribution, n’a pas du tout aimé le film et ne l’a donc pas soutenu. Il en avait d’ailleurs été de même avec LES DIABLES. Cet échec au box-office affectera la suite de la carrière de Ken Russell qui, s’il tournera encore nombre de grands films, aura de plus en plus de mal à les faire financer. Ce qui explique son bref retour à la télévision fin des années ’70 pour deux téléfilms, CLOUDS OF GLORY (considérées comme extrêmement rares, voire perdues, ces deux œuvres ont cependant été programmées à Offscreen 2014).

Le biopic est l’autre caractéristique du cinéma de Russell. Outre Liszt ici, on a déjà cité Tchaïkovski, Mahler, Vaughn, Bruckner, Delius, etc., pour la musique, mais bien d’autres figures artistiques ont suscité l’attention de notre cinéaste. Après LIZSTOMANIA, il enchainera sur un autre grand séducteur, Rudolf Valentino (VALENTINO, 1977), puis les poètes romantiques William Wordsworth, Samuel Coleridge (dans les deux CLOUDS OF GLORY, 1978) et Dante Rossetti (DANTE’S INFERNO, 1967). Il réinterprète la création de Frankenstein lors de la rencontre de Mary Shelley et Lord Byron dans GOTHIC (1986). Il s’intéresse au prestidigitateur et pseudo télékinésiste Uri Geller (MINDBENDER, 1996) mais aussi à Isadora Duncan (ISADORA DUNCAN, THE BIGGEST DANCER IN THE WORLD, 1966), au douanier Rousseau (ALWAYS ON SUNDAY, 1965) et au sculpteur Henri Gaudier-Brzeska (SAVAGE MESSIAH, 1972).

Ces biopics, surtout dans ceux réalisés pour le grand écran, retranscrivent souvent les faits sous une épaisse couche fantasmée, avec des partis pris bien prononcés.

Ce qui nous amène à la troisième caractéristique, celle du scandale.
Ici, Wagner est dépeint sous des traits peu reluisants. Ken Russell n’aimait pas sa musique et ne se prive pas de le dire haut et fort. Ridiculisé par Liszt au début, Wagner est présenté comme un manipulateur pervers. Sa folie guerrière passe d’abord par une tentative d’insurrection communiste avant qu’il ne rejoigne le versant politique opposé, fondant les bases du système national socialiste via une secte diabolique destinée à refonder la race aryenne devant remettre à flot une Allemagne jugée corrompue. On se souvient que quelques années plus tôt, dans son téléfilm DANCE OF THE SEVEN VEILS – qui sonna le glas de sa collaboration avec la BBC -, Russell dépeignait Richard Strauss sous les traits d’un nazi. Le scandale, déjà.

Grand amateur du romantisme, y compris dans son versant horrifique, Ken Russel en réutilise donc les icônes. Wagner y prend le double rôle d’un vampire suceur tant du sang et que du talent de Liszt, et d’un docteur Frankenstein qui crée une créature aux traits hitlériens. Quelques années plus tard, Ken Russell traitera frontalement des origines de l’horreur romantique via le bien nommé GOTHIC… à nouveau cette fascination pour les œuvres biographiques.

Nous sommes encore dans les années ’70, celles de l’outrance. Et avec LISZTOMANIA, Ken Russel va se déchainer, entre grotesque, satire, grand guignol, mauvais goût, lyrisme, baroque, polémique, irrévérence et autres excès. On se peut s’empêcher à certains moments de penser aux Monty Python. D’ailleurs, Terry Gilliam ne donnera-t-il pas dans son BARON DE MUNCHAUSEN le rôle de Vulcain à Oliver Reed, qui jouera à plusieurs reprises pour Ken Russel, dont une micro apparition dans LIZSTOMANIA (un serviteur) mais aussi et surtout le père Urbain Grandier dans LES DIABLES ?

L’œuvre est phallique. Littéralement : les représentations sexuelles abondent dans le décor et les accessoires, et jusque sur l’affiche où la garde de l’épée fait plus qu’évoquer un gland. Frans Liszt est un amateur de femmes. Le style de comédie musicale ouvre de toute manière la mise en scène à ce type de délires. Avec LISZTOMANIA, Ken Russell donne une superbe leçon à tous les infâmes tâcherons qui s’évertuent depuis une bonne décennie à produire en France ces incommensurables bouses de comédies musicales, au rang desquels « Mozart, l’opéra rock ».

En résumé, LISZTOMANIA est du Ken Russell pu jus, qui reprend toutes les obsessions de l’auteur anglais : biographie recréée sur un mode fantasmé, outrances, romantisme, musique. C’est un des tout grands films baroques de son auteur.

LISZTOMANIA est sorti en France le 24/3/1976 et en Belgique le 4/11/1976. En 2014, Offscreen le reprogrammait dans le cadre d’une grosse rétrospective Ken Russell.

Retrouvez notre couverture du festival Offscreen 2014.



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Article rédigé par : Philippe Delvaux

Ses films préférés : Marquis, C’est Arrivé Près De Chez Vous, Princesse Mononoke, Sacré Graal, Conan le Barbare


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