Mademoiselle Frankenstein
La genèse du roman « Frankenstein ou le Prométhée moderne » de la jeune anglaise Mary Shelley est presque aussi connue que le récit fantastique du docteur Frankenstein. L’écrivain entouré de quelques amis dont le poète Byron et son mari le poète Shelley, pour s’occuper lors d’une nuit orageuse, décident de jouer à celui qui écrira l’histoire la plus effrayante. C’est donc à l’occasion d’un simple jeu entre amis que la terrible et tragique histoire de la créature de Frankenstein a pris naissance. L’auteur de la pièce « Mademoiselle Frankenstein », Thierry Debroux, s’est interrogé sur ce qui a pu motiver l’auteure de ce chef d’œuvre de la littérature fantastique, jeune femme de bonne famille âgée seulement de 19 ans, a écrire un roman aussi morbide, aussi noir, avec une créature innommable inspirant autant de dégoût que de fascination. Introduisant un personnage purement fictif nommé Lazzaro Spallanzani, homonyme d’un biologiste du XVIIIème siècle, Thierry Debroux va tenter d’explorer les méandres de l’inconscient de Mary Shelley pour approcher la vérité de son œuvre, quelle force démoniaque, quels tourments personnels sont à l’origine d’une idée aussi torturée que ce roman d’épouvante.
L’histoire se déroule à un âge où il y a bien longtemps que Mary Shelley a enterré ses trois enfants et son mari, les années ont passé depuis cette soirée mémorable où l’inspiration la conduisit à écrire l’un des derniers mythes de la littérature fantastique. Invitée par un dénommé Lazzaro Spallanzani à Genève, à la villa même où se déroula cette réunion de poètes devenue historique, Mary Shelley, ne sait pas que cette invitation cache autre chose qu’une simple soirée mondaine, ce Lazzaro, personnage énigmatique, a des desseins inavouables. Usant de séduction, de chantages, de menaces, il n’aura de cesse de la manipuler pour qu’elle s’explique sur la création de son roman, de cette chose à moitié humaine du docteur Frankenstein, créature constituée de corps démembrés volés dans des cimetières. Pour Lazzaro Spallanzani, il n’est pas possible qu’une jeune femme de 19 ans élevée dans un milieu privilégié, puisse créer à partir de son unique imagination, cette histoire abominable et porteuse, selon lui, d’un message funeste pour l’humanité à venir, celui d’apprentis sorciers dépassés par une science capable de créer la vie sans s’embarrasser de religion ou d’éthique.
La trame de cette pièce de théâtre tourne autour de ces deux personnages s’affrontant tantôt par la force, Lazzaro n’hésitant pas à la retenir contre son gré, tantôt par le chantage ou la supplique, afin qu’elle se confesse, qu’elle révèle ce qui est à l’origine de son Frankenstein. L’auteur Thierry Debroux, nous invite à travers cette interrogation sur le processus créateur de Mary Shelley, à relire l’histoire du monstre crée par le docteur Frankenstein. La partie totalement fictive de la pièce qui s’exprime dans le rôle de Lazzaro Spallanzani, personnage porteur d’un secret terrible, conduit le spectateur à revoir l’œuvre de Mary Shelley sous un regard contemporain, révélant la portée prophétique de son roman.
Pas de temps mort dans cette affrontement entre deux être perturbés, abîmés ; les acteurs habitent leurs personnages avec intensité pendant toute la représentation. De l’ambiance, de l’éclairage gothique comme pouvait l’être les films fantastique d’Universal des années 30 (la Momie, Dracula, et les Frankensteins) à l’environnement sonore – un orage se prépare – tout concourt à instaurer un sentiment d’angoisse, annonciateur d’un drame. Le jeu énergique et entier des acteurs rend cette horreur palpable. Mary Shelley, interprétée par Christelle Maldague, passe magistralement de l’inquiétude à la peur, du mépris à la colère, des sanglots à l’émerveillement. On l’accompagne le long de ce sinistre interrogatoire, partageant malgré nous la curiosité déplacée de son ravisseur sur l’origine de sa création littéraire. Quant à Lazzaro Spallanzani joué par le metteur en scène, Frédéric Gray, c’est le personnage qui tire les ficelles, fourbe, manipulateur, charmeur, il crée le malaise tout au long de la pièce. Autant Mary Shelley se contient du à son rang, usant de sarcasmes mais restant toujours dans la retenue, autant Lazzaro virevolte, le corps toujours en mouvement, encerclant sa proie, jouant avec elle, la torturant sur sa vie dévastée par des deuils à répétition.
Mademoiselle Frankenstein est une pièce riche en lecture, la biographie de l’auteure étant un des éléments permettant de mieux comprendre l’origine de cette créature malheureuse. En introduisant le personnage de Lazzaro Spallanzani, à la fois inquisiteur et mais aussi victime, c’est un autre éclairage que nous livre Thierry Debroux, celui d’une société où le tragique destin de la créature de Frankenstein n’est plus un fait isolé, celui d’un monde où l’horreur que nous inspire la créature par son physique répugnant est bien moindre que celle qui nie votre existence en tant qu’être humain. Autre attrait de cette pièce – jouée à Paris, à la Folie Théâtre, du 10 septembre 2015 au 4 février 2016 – et qui n’est pas des moindres, elle vous donne envie de vous replonger dans le roman de Mary Shelley, de préférence un soir où l’orage guette.