Un crime dans une maison de fous
Pour tout lecteur de ce site et amateur de frissons, la fin des années 1890 en France est une période bénie. D’abord la genèse, les frères Lumière inventent le cinématographe en 1895. Dans l’ombre des créateurs du 7ème art, en 1897, un certain Oscar Méténier ouvre le Théâtre de Grand-Guignol dans une impasse du neuvième arrondissement de Paris. Méténier, ancien bras droit d’un commissaire de police et auteur contrarié, décide, accompagnés de quelques fidèles, de lancer son propre théâtre sur la scène duquel alterneront courts drames horrifiques (inspirés de ses expériences professionnelles, du moins dans un premier temps) et saynètes comiques. Bref, le Théâtre de Grand-Guignol s’impose dès le début comme l’ancêtre de la salle de cinéma de quartier et ses doubles programmes. Si le succès est tout de suite au rendez-vous, les ennuis aussi. La censure s’intéresse à la programmation et interdit, dès les débuts, de nombreuses pièces. Oscar Méténier n’échappe pas aux censeurs, sa peinture de la confrontation entre une prostituée et son assassin n’est pas du goût de la morale de l’époque. Décidemment, les écrits de Méténier restent maudits. Le public, composé à la fois d’habitants du quartier et de bourgeois venus s’encanailler, ne cesse de grossir et assure au théâtre publicité et notoriété. Cependant, le véritable tournant a lieu en 1898, date à laquelle Méténier laisse sa place de directeur de l’établissement à un certain Max Maurey, totalement inconnu dans le milieu. Véritable William Castle (cinéaste connu pour ses film d’épouvante bon marché et la publicité qu’il orchestrait autour de la sortie de ses films) pour ses mises en scènes avant l’heure, il accentue l’aspect horrifique des pièces en utilisant des effets spéciaux et s’assure une bonne publicité en engageant un médecin pour s’occuper des spectateurs les plus impressionnés. Durant les seize années que Maurey va occuper à la direction du Grand-Guignol, de véritables stars du genre vont émerger à l’instar de Paula Maxa qui sera surnommée la « Sarah Bernhardt de l’impasse Chaptal » mais aussi, et surtout, des auteurs de référence. Parmi eux, André de Lorde. Auteur d’au moins soixante-dix textes dont UN CRIME DANS UNE MAISON DE FOUS, il se spécialise dans les récits ayant pour sujet les déséquilibres mentaux (en se faisant conseiller par le psychologue Alfred Binet), qu’il situe pour la plupart dans des instituts psychiatriques. Le succès ne se dément pas jusqu’au milieu des années trente où, avec l’apparition du cinéma parlant et des premiers films d’horreurs doublé en français, le théâtre commence à perdre son public. S’il survit sous l’occupation, c’est en programmant plus de numéros érotiques que de pièces horrifiques à proprement parler. Après la libération, le Théâtre de Grand-Guignol reprend son activité première avec de moins en moins de succès jusqu’à sa fermeture définitive, du moins sous sa forme historique, le 5 janvier 1963. Depuis cette époque, le genre a fait des émules dans le monde entier et en France, quelques compagnies se sont essayées à des représentations avec un succès plus ou moins mitigé. Aujourd’hui, c’est une petite compagnie, The Brooklyn Rippers, qui tente à son tour de faire revivre un genre quasiment oublié, dont le nom est devenu un adjectif péjoratif dans le langage courant. Pas facile, donc, mais la motivation et le talent dont font preuve les éventreurs de Brooklyn, emmenés par le metteur en scène Karine Jean, ont des chances de faire pencher la balance du succès en leur faveur.
L’histoire a peu d’importance, elle n’est qu’un prétexte pour instaurer une ambiance angoissante. A ce titre, les arcanes d’un hôpital psychiatre dirigée par un ordre religieux constituent le théâtre idéal pour créer une atmosphère terrifiante. Toute l’action se situe dans le dortoir des malades. L’histoire tourne autour d’une malade considérée comme guérie, qui doit quitter l’institution sous peu. La jeune fille, qui avec son regard de biche, a tous les attraits de l’innocence. D’un naturel aimable, joviale et au physique agréable, elle est l’archétype du personnage ingénue, d’une certaine forme de pureté se retrouvant au cœur d’une machination diabolique, entourée de personnages malfaisants. Petite sœur de Jessica Harper, l’héroïne de SUSPIRIA de Dario Argento et de pléthores d’actrices de giallos, son innocence attire tous les pervers qui la croisent. Excepté une patiente avec qui elle est proche et qui est un peu la respiration comique de la pièce, elle ne peut compter sur ses voisines, deux créatures diaboliques, une sœur plus intéressée par veiller les morts que de s’inquiéter de la sécurité des patients ou encore un docteur aussi libidineux qu’il est malsain. La mécanique est enclenchée et l’on devine avec appréhension que la jeune fille va se retrouver livrée à elle-même contre la folie sanguinaire de ses camarades. Après une entrevue avec le docteur, l’innocente comprend avec effroi qu’il ne sera pas si simple de quitte l’asile ; résignée elle retrouve ses voisines dans le dortoir. Au cours de la nuit, trois aliénés vont se jeter sur cette pauvre enfant et la torturer jusqu’à l’aube. Les démentes acharnées à supplicier leur victime sont caractérisées par des maquillages outranciers, l’une se déplace comme un pantin désarticulé, on pense au fantôme de RING de Nakata, son visage est grimé comme le joker de THE DARK NIGHT. L’autre, en tenue de cuir, porte scotché sur son ventre un bébé en plastique, symptôme d’une obsession vis à vis de la maternité qui ne sera pas développé par la suite. Pour revenir à cette pauvre héroïne, son calvaire durera une éternité, énucléation, éviscération, rien ne lui sera épargnée, l’angoisse monte crescendo et la folie instillée par une mise en scène tirée au cordeau, suscite dans la salle un silence inconfortable. Les rires blasés du début sont bien loin, ils sont maintenant nerveux. Le Grand-Guignol a fait tout son effet. En à peine 50 minutes, le spectateur est embarqué dans l’imagination tourmentée de cette troupe de théâtre, aidée en cela, par une jeune pianiste qui a le bon goût de mêler quelques notes de la bande originale culte des Gobelins qui ont atteint leur apogée avec SUSPIRIA, la musique d’HALLOWEEN de Carpenter ou encore le Tubular Bells de Mike Olfied de L’EXORCISTE de Friedkin. Les sources d’inspiration de Karine Jean, metteur en scène et aussi directrice artistique, une jeune femme de 22 ans, puisent dans les films d’horreur de la fin des années 70 et des années 80. Il est rassurant de se dire que cet héritage continue à alimenter l’imagination des jeunes talents d’aujourd’hui, et que leurs références ne s’arrêtent pas à la franchise SAW et autres DESTINATION FINALE. On sort de la salle éprouvé, cette courte pièce de moins d’une heure constituait à la grand époque du Grand-Guignol un épisode d’une série que le spectateur de la première moitié du 20ème siècle, enchaînait avec allégresse. Il est intéressant de constater que notre seuil de tolérance face à un spectacle en live, est aujourd’hui très limité. Alors que nous pouvons facilement nous abreuver d’une violence insoutenable protégée par le prisme d’un écran, qu’il s’agisse du journal de vingt heures ou d’un torture porn, la barbarie proposée par le Grand-Guignol nous renvoie finalement à notre propre incapacité à la tolérer réellement. La fameuse méthode Ludovico dont fait l’objet le personnage d’ORANGE MECANIQUE de Kubrick est passée par là. Le retour du Grand-Guignol n’est pas gagné dans une société faussement aseptisée où la violence ne peut être que stylisée, cinématographiée, pixélisée. Ce n’est qu’un juste retour d’un refoulé dans un monde d’une violence inouïe (notamment économique) mais qui a bien du mal à se l’avouer.