We can’t go home again
En 1976, Nicholas Ray, sexagénaire, laminé par l’échec des 55 JOURS DE PEKIN et les difficultés accumulées avec les studios, semble avoir définitivement quitté Hollywood . Si l’on excepte THE JANITOR, court métrage au sein d’une anthologie érotique soft, le réalisateur de LA FUREUR DE VIVRE et du western flamboyant qu’est JOHNNY GUITARE ne semble plus promis qu’aux hommages des cinéastes de la génération suivante. Devenu enseignant de cinéma au Harpur College of Arts and Sciences de l’Université de Binghampton au début des années 70, le réalisateur va nouer une relation originale avec ses étudiants, à mi-chemin entre la figure du professeur et du gourou aux allures de sphinx. De ce moment particulier sortira WE CAN’T GO HOME AGAIN, dont le titre reprend celui du dernier ouvrage de Thomas Wolfe (YOU CAN’T GO HOME AGAIN), matériel foisonnant, matière en fusion que Ray malaxera jusqu’en 1979.
Le film, libéré des contraintes imposées par les studios hollywoodiens, adopte une allure quasi expérimentale. Collages, split screens, surcadres, surimpressions et effets visuels empruntés à Nam June Paik, sont l’occasion de bouleverser les lois du cadre classique et de briser les ressorts habituels de la narration. Le film se fait la geste de sa création, filmant les étudiants devant et derrière la caméra, construisant sans scénario une série impressive de scènes à l’apparence de psychodrames dans lesquels les étudiants avouent et feignent leurs espoirs et leurs désarrois.
A mi-chemin entre le cycle de SINCERITY de Brakhage et les journaux filmés de Mekas le film de Nicholas Ray pourrait n’être que la traduction d’une expérience utopique caractéristique de la contre-culture underground se penchant sur l’avenir de la génération Flower Power. Les évocations de la guerre du Viêt-Nam, de la libération des moeurs, de la ségrégation raciale, les réflexions sur l’engagement politique, viennent ainsi scander l’ensemble du film, rejoués dans des scènes théâtralisées qui sont autant de lambeaux de scènes arrachées à des films inidentifiables. Comme si le cinéma, à s’emparer de ces années tumultueuses, ne pouvait qu’en donner la traduction fictionnelle chaotique et brouillonne sous la forme d’une reprise conflictuelle.
“N’en attendez pas trop”, affirme Nicholas Ray dans un discours aux allures de parabole. Le vieux sage, enlevant ou gardant au long du film son bandeau qu’il affirme porter par vanité, a beau être épuisé, il n’en reste pas moins ironique. La question posée de manière explicite et qui caractérise l’ensemble de l’oeuvre de Nicholas Ray – que transmettre aux générations futures ? – ne trouve ici sa réponse ici que dans l’évacuation d’une figure didactique. Aux questions des élèves, plus ou moins avertis de son oeuvre et croyant qu’Hollywood est synonyme de richesse – Ray tend le miroir de ses propres questions, invitant les jeunes acteurs et cinéastes à s’interroger eux-mêmes plutôt que le monde.
La beauté du film – outre celle de son montage dont les fulgurances poétiques épousent un présent impressif – consiste alors dans ce refus du jugement et d’un laisser-venir des images se présentant sans apprêt et attendant qu’on s’en empare. Si le modèle paternel, la figure autoritaire et le complexe oedipien – l’Hollywood classique – sont toujours placés en miroir, comme dans cette scène à l’intérieur de laquelle un jeune homme coupe sa barbe en avouant que son père est policier, et que la caméra est un second miroir auquel Ray invite à se confronter, les corps du moins bougent, se révoltent et luttent parfois contre eux-mêmes. Un couple masqué commence à faire l’amour avant que la jeune femme ne retire son masque et demande à son partenaire de faire de même. Un autre couple lutte, nu, au milieu d’une piscine. Un étudiant refusant d’être filmé brise une fenêtre dans laquelle apparaît en surimpression frontalement Nicholas Ray, donnant forme à la brisure et à l’éclat.
Déboulonner l’idole et s’inscrire au coeur du tourbillon ne peut s’accomplir que dans un geste contradictoire : WE CAN’T GO HOME AGAIN est scandé par la complainte blues « Bless the Family », dans laquelle un toit salvateur est promis comme refuge à tous les déluges. Les images du film sont ainsi peut-être le dernier abri possible pour Nicholas Ray, loin de chez lui, et nageant avec ces étudiants au milieu des remous et des effondrements. Une belle scène montre un vieillard allumer un feu sur l’eau et inviter une jeune étudiante à s’y réchauffer. Précédemment un autre élève est venu annoncer qu’une comparse s’était noyée dans le fleuve. Périr ou chercher auprès des autres cette chaleur qui toujours fuit et se dérobe. Ce serait la leçon miraculeuse de ce sage sensible et goguenard qu’est ici Nicholas Ray.