Le marché sexuel des filles
Dans les quartiers glauques d’un Osaka écrasé par un soleil de plomb, Tome, tout comme sa mère, est une prostituée désinvolte qui passe de client en client sans état d’âme. Rien ne semble l’atteindre : ni ses disputes constantes avec sa mère qui l’accuse de lui voler des clients… ou son amant, ni l’appétit sexuel de son frère attardé mental, qu’elle satisfait d’ailleurs avec indifférence. Tant qu’elle n’a rien à perdre, elle se sent libre. Mais elle se rend bien compte que tout cela risque de changer un jour.
JE VEUX VIVRE est un Roman Porno atypique. Alors que la Nikkatsu opte pour la couleur pour se démarquer des pinkus alors majoritairement tournés en noir et blanc, ce JE VEUX VIVRE en revient à ce dernier format.
Mais ce n’est pas l’élément le plus notable d’une production qui, bien que rangée sous la bannière du Roman Porno, n’a vraiment rien d’érotique. Au contraire, les pérégrinations de ces prostituées se vautrent dans le sordide et il faudrait vraiment relever de fantasmes déviants pour y trouver matière à excitation. Ici, la fille baise avec son frère handicapé ou avec le compagnon de sa mère, prostituée elle aussi. Ici, le sexe se réduit le plus souvent à un échange tarifé.
Nous sommes donc bien plus clairement dans un cinéma sous influence de la Nouvelle Vague française – ce qui n’est guère étonnant dans la mesure où Tanaka a étudié la littérature française – où la caméra portée, le réalisme et les scènes d’extérieur survolées de notes free jazz se combinent à la tonalité misérabiliste et aux atavismes de personnages complètement paumés.
En tout état de cause le titre français JE VEUX VIVRE, sans relation avec le titre d’origine, semble finalement des plus appropriés, abandonnant toute connotation érotique et retrouvant des préoccupations existentialistes typique du cinéma d’auteur de cette époque. Il transcrit en outre au mieux la revendication de son héroïne qui tente en vain de s’extraire de la glaise de son quartier miséreux. Titre de reprise, LE MARCHÉ SEXUEL DES FILLES est, lui, certes bien plus proche du titre original et se raccroche aux dénominations crapoteuses du genre érotique mais sonne in fine presque comme une tromperie sur la marchandise.
Ce marché sexuel est celui du quartier de Tomé, quartier de prostitution, habité de péripatéticiennes de tous âges, cerné de maquereaux de bas étages et autres miséreux folkloriques, tel le laveur de capotes usagées. Un quartier qui recueille les âmes perdues, pour les perdre plus encore. Ainsi de ce jeune couple dont la fille sombrera à son tour tandis que son petit ami se verra refourguer une poupée gonflable… trouée. Métaphore de ce que ce quartier a à offrir : un substitut frelaté d’amour, du vent, du vide, du néant, une carcasse désincarnée.
L’atavisme des personnages s’incarne dans la famille de Tomé, dont la mère est une prostituée finissante, qui jamais ne fut mère, et qui s’enfonce dans la misère de sa fin de carrière, rejetée même par sa fille. L’amour tarifé n’est pas de l’amour et l’amour filial ou maternel est ici un inconnu. Et c’est sans doute ce même atavisme, bien plus que la surveillance des souteneurs, qui empêche Tôme de quitter son quartier.
JE VEUX VIVRE jouit d’une certaine réputation, due notamment au soin apporté à sa réalisation : beauté de la photographie en noir et blanc, important travail sur le son… Ainsi la moiteur étouffante de l’été nippon s’exprime autant par le bruit de fond assourdissant des criquets que par la sueur omniprésente des corps. Noboru Tanaka est sans conteste l’un des réalisateur phare du Roman Porno.
En France, le film est donc répertorié comme sorti en 1990, sous le titre MARCHÉ SEXUEL DES FILLES. La copie sous-titrée français que nous avons vue au festival Offscreen 2013 semblait, elle, dater des années ’70 et était titrée JE VEUX VIVRE. Etrangement, ce titre semble inconnu des principales bases de données et ouvrages de référence.
Les films japonais fonctionnent très souvent sur le principe de séries, celui-ci ne déroge pas à la règle : il s’agit de la trilogie MARUHI/SECRET CHRONICLE. Les deux autres étant MARUHI: JORO ICHIBA (SECRET CHRONICLE: PROSTITUTION MARKET /THE VIRGIN COURTESAN, Chusei Sone, 1972) et MARUHI: GOKURAKU AKA-BENTEN (SECRET CHRONICLE: CRIMSON GODDESS IN PARADISE, Chusei Sone, 1973). Mais le terme « Maruhi » (« confidentiel ») sera très souvent repris dans les titres des érotiques de cette époque, on le compte par dizaines entre la fin des années ’60 et le début des années ‘80 !
Ce troisième SECRET CHRONICLE passe donc de Chusei Sone à Noboru Tanaka, ce qui étonne peu vu qu’en 1972 déjà, ce dernier s’attardait avec NIGHT OF THE FELINES à un portrait réaliste d’un groupe de prostituées.
En 2013, LE MARCHE SEXUEL DES FILLES a été projeté au Festival Offscreen, lors d’un triple bill consacré aux prostituées japonaises, accompagné de LA BARRIERE DE LA CHAIR, autre portrait de la situation misérable des putes de Tokyo – et rappelons à cet égard que Tanaka a débuté comme assistant de Seijun Suzuki – et de WORLD OF GEISHAS.
En résumé, on conseillera bien moins ce film aux érotomanes distingués qu’aux afficionados de la Nouvelle vague.