L’esprit de la ruche
Voici un film au ton tranquille, dont l’apaisement apparent recouvre une sous couche emplie de tensions.
Dans un petit village de la Castille rurale de 1940, Ana et Elisabeth, deux fillettes d’une dizaine d’années, assistent à une projection du film FRANKENSTEIN (James Whale, 1931). Marquée par le spectacle, Ana s’invente une créature et la recherche dans les environs d’une ferme abandonnée, en marge du village.
Le film est tourné au début des années ’70, alors que le régime franquiste est à l’agonie, tandis que l’action qu’il dépeint prend place dans l’Espagne rurale de 1940, au sortir de la guerre civile qui a permis à ce même régime de s’imposer. Pourtant, l’intrigue est toute en retenue et allusions et n’égratigne jamais directement ou explicitement le pouvoir. Tout procède de l’interprétation qu’on greffe aux images et qui, selon la sensibilité de chacun, peut délivrer des messages des plus divers. La description de la vie villageoise s’apparente ainsi au choix au réalisme magique, à quelque réminiscence autobiographique des auteurs ou à la critique du pouvoir. Scénariste et réalisateur s’accordent cependant pour avoir voulu créer une œuvre poétique.
Le fantastique est distillé à dose infinitésimale. A vrai dire et pour notre part, nous ne le classons aucunement dans le genre fantastique. Ce dernier s’exprime ici uniquement par de légères notes d’ambiance : le final vaporeux avec Ana en chemise de nuit dans un décors évoquant le gothique, les paysages désespérément plats de la campagne opposés à ceux d’une montagne pourvoyeuse de champignons, les teintes sépia et terreuses de la nature, qui contaminent jusqu’à la gamme chromatique du village, le puits comme réceptacle de rêverie, la ferme abandonnée et refuge des esprits fantasmés, les leçons scolaires délicieusement surannées. Enfin, le fantastique s’exprime aussi par un personnage décalé, celui du père, entomologiste fasciné par les abeilles.
Le film ouvre en exergue par une citation de l’écrivain belge Maurice Maeterlinck, tirée de son essai(m) « La vie des abeilles » (1901) : « L’esprit de la ruche ? Où est-il ? »
En fait, c’est moins de fantastique que de décalage dont il est question. A y regarder de plus près, les métrages abondent qui jouent du point de vue de l’enfant sur le monde adulte, sont situés dans un univers rural figé et adoptent un ton dramatique masqué derrière une approche sereine. L’exemple le plus évident est le superbe REFLECTING SKIN (Philippe Ridley, 1990) qui décline la perversion du monde adulte (pédophilie et meurtre) par le biais du regard d’un enfant dans la campagne américaine et qui développe un argument très similaire à celui de SPIRIT OF THE BEEHIVE : chez Ridley, l’image du vampire remplace celle de la créature créée par Frankenstein. TIDELAND (Terry Gilliam, 2006) offre une autre variation intéressante. Mais on retrouve aussi quelques échos de cet « esprit de la ruche » dans LE LABYRINTHE DE PAN de Guillermo Del Toro. Même si l’agencement est différent et l’approche fantastique nettement plus prononcée, il y reste ce point de vue de l’enfant sur un monde adulte en plein chaos (ici alors que la guerre civile bat encore son plein) et qui en vient à mélanger réalité et fantasme. Enfin, on s’en voudrait de ne pas vous conseiller la vision du premier essai du hongrois Palfy, HIC (HUKKLE, 2002) qui, même s’il ne s’attarde pas sur l’enfance joue du décalage du monde rural qu’il décrit et des drames meurtriers qui peuvent s’y produire.
Plastiquement, le film renvoie aux compositions picturales d’un Vermeer (dont les œuvres ont également été recrées dans LA JEUNE FILLE À LA PERLE), notamment pour l’emploi de la lumière. On retrouve également trace de l’influence du peintre espagnol Zurbaran. Ce dernier n’est pas inconnu de nos lecteurs puisque ses tableaux ont ouvert deux classiques de Jess Franco : NECRONOMICON et SUCCUBUS.
A condition de ne pas s’arrêter à l’absence de fantastique explicite, le lecteur de Sueurs Froides fera son miel de ce SPIRIT OF THE BEEHIVE. Maurice Maeterlinck lui-même n’a-t-il d’ailleurs pas un jour dit : « Heureux les yeux qui n’ont pas besoin d’illusion pour voir que le spectacle est grand. »