L’étrange couleur des larmes de ton corps
De retour chez lui, un splendide appartement d’une magnifique maison Art Nouveau, Dan Kristensen constate que sa femme Edwige a disparu. Son enquête va lui faire découvrir les secrets de la maison et de ses occupants.
Un nouveau coup de maitre !
AMER avait estomaqué tous ses spectateurs. Premier film et directement un chef d’œuvre. Quelques temps plus tard, et après un petit détour, le temps d’un sketch de l’anthologie ABC OF DEATH, le duo Bruno Forzani et Hélène Cattet revient avec L’ÉTRANGE COULEUR DES LARMES DE TON CORPS. Ce projet a démarré 10 ans auparavant, mais, à l’époque, exigeait des moyens dont ne disposaient pas les aspirants cinéastes. Le succès d’AMER a ouvert bien des portes et les réalisateurs ont affiné leur métier.
L’ÉTRANGE COULEUR DES LARMES DE TON CORPS était un film attendu. A l’instar d’AMER, qui a tourné dans d’innombrables festivals, ce deuxième long a été programmé à Locarno, Toronto, Austin, au PIFFF, parmi bien d’autres. En Belgique, il a fait partie de la sélection du festival de Gand 2013 et a ouvert Offscreen 2014. Il est ensuite sorti en salle en France, au Luxembourg et en Belgique le 12 mars 2014.
On retrouve clairement la patte Forzani-Cattet ainsi que leurs obsessions : confusion du rêve et de la réalité, tueurs gantés de cuir, fantasmes SM de meurtre, gros plans, jeux de caméras, de couleur, de montage, de sonorisation, de musique, narration sensitive…
Tout comme dans AMER, l’intrigue est de peu d’intérêt : qu’importe finalement cette histoire de disparition, qu’importent même les secrets de la maison, qu’importe la résolution de l’intrigue, ce n’est pas là que se trouve le cœur du film. D’ailleurs, on apprend ce qui serait arrivé à Edwige via une réplique, sans rien voir ; de même, quand un personnage apprend à Dan les raisons de la disparition d’Edwige, son explication (un passage classique lors de la résolution du film à intrigue) est rapidement noyée par la musique.
Ce cœur est donc CINEMA. Un film pur, c’est-à-dire qui est son propre objet. Un cinéma qui se regarde et qui se montre en tant qu’art cinématographique. Et il n’y a rien là de prétentieux ou d’abscons, c’est au contraire une très grande pureté formelle et qui permet à l’image animée (et sonorisée) de produire de l’émotion, sans que cette émotion ne procède de ce qui nous est raconté. Deux ans plus tôt, un autre très grand film a su se construire une poétique propre, tout en faisant lui aussi du cinéma son sujet : le retour gagnant de Leos Carax avec l’extraordinaire HOLY MOTORS (2012).
La narration fonctionne sur le principe de multiples flashs back, soit une structure gigogne qui participe de la confusion engendrée pour le spectateur. Il en est alerté par une boite que trouve Dan Kristensen, renfermant une matriochka, soit la poupée d’une femme contenant une autre poupée de femme, contenant une autre poupée, etc.
A y bien regarder, s’il faut chercher une différence entre les deux longs de Bruno Forzani et Hélène Cattet, on la trouvera dans le point de vue des protagonistes : là où AMER était entièrement centré sur les sensations d’une femme, L’ÉTRANGE COULEUR DES LARMES DE TON CORPS adopte un point de vue masculin. On suit Dan Kristensen dans son enquête sur la disparition de sa femme. C’est ici la confusion d’un homme, ses égarements, sa folie qui sont filmés au plus près. La Femme est certes présente, mais comme objet, perçue à travers la psyché de personnages masculins. On utilise le pluriel car, à l’instar d’AMER qui développait trois personnages féminins (ou une femme à trois âges différents), L’ÉTRANGE COULEUR… suit les pérégrinations de Dan Kristensen, mais aussi, quoique de façon plus mineure, de l’inspecteur Vincentelli et du propriétaire Dermont. Sont-ce vraiment trois personnages distincts ? Les réalisateurs nous font douter, d’autant plus qu’ils dédoublent à plusieurs reprises Dan, à travers des jeux de reflets, de vitrage biseauté, de kaléidoscope, de split screen (qui mélange le visage de Dan à celui de Vincentelli) et d’une séquence ou Dan ouvre la porte… à lui-même… qui ouvrira à lui-même, dans une mise en abime à la TIMECRIMES (LOS CRONOCRIMENES, 2007)
Les femmes sont essentiellement perçues par le prisme des rêves, souvenirs, hallucinations, fantasmes masculins… Le tout mis en abime, car ces femmes fantasmées, auxquelles correspondent de vraies femmes, sont de surcroit elles-mêmes en proie à leurs fantasmes propres. Et ces femmes sont elles aussi multiples : à côté d’Edwige disparue, il y a Barbara, Laura, Dora, la vieille femme du 7e étage, les femmes dessinées et celles peintes à la Mucha aux plafonds des chambres et une mystérieuse femme en rouge (sortie de La femme en rouge tua sept fois ?… Sept comme le numéro de la chambre cachée). Le motif du rouge, outre les filtres colorés et les scènes sanglantes, réapparait encore par le biais d’une fillette, ou par celui d’une tueuse en cuir rouge. Mais à nouveau, ces femmes ne sont-elles pas une et une seule ?
Ce monde onirique… L’ouverture nous donne une première clé : un plan, à première vue anodin, d’un homme qui dort. Dès lors, la suite pourrait être son rêve. Il est en tous cas remarquable de noter que nombre de personnages seront par la suite drogués ou endormis. Plus tard, lors de l’écoute d’une bande sonore enregistrée par sa femme, Dan entend celle-ci espérer qu’il se perde dans son rêve.
Mais si le film s’ouvre avec un homme aux yeux fermés, nombre d’autres éléments renvoient au regard : plans sur les yeux bien sûr mais aussi miroir sans tain, par lequel on se voit tout en étant épié, et bien entendu, photographies. Celles du détective privé, celles aussi que l’on retrouve dans l’album photo d’une mystérieuse Laura. A contrario, le cadre laisse hors champ – à l’écart du regard – certains éléments, ou s’il les laisse, la photographie le laissera flous, la lumière les plongera dans l’ombre. On pense ainsi à cette superbe séquence ou Dan discute avec la vieille dame dont seuls les mains et les pieds émergent des ténèbres, comme si elle se fondait avec elles et avec la maison.
Toute l’histoire se déroule donc à l’intérieur d’une maison Art Nouveau. Plus exactement, une maison Art Nouveau idéale, puisque composée de cinq bâtiments représentatifs de ce style architectural. L’ensemble est à la fois superbe graphiquement, et porteur d’un mystère propre. L’intrigue en fait grand cas puisqu’on apprend bientôt que la Maison abrite des secrets, et que ses murs cachent peut-être des passages dérobés. Cette maison devient un protagoniste en soi. Elle est d’ailleurs humanisée : on l’ausculte au stéthoscope, on la perce comme le tueur perce la peau de ses victimes. Les personnages pénètrent les murs, les faux plafonds, s’échappent par le papier peint… La maison épie ses occupants, des yeux apparaissent par les trous du plafond… La maison participe au travail de la caméra, comme lorsque cette dernière filme à travers des vitres biseautées, qui dédouble dès lors le personnage situé au-delà.
Avec de telles pistes narratives, l’amateur pense immédiatement aux chefs d’œuvre de Dario Argento : SUSPIRIA et INFERNO. Des influences évidentes, quasi revendiquées par le scénario de Forzani et Cattet. Mais avec un dessin d’enfant, une grande maison mystérieuse, ce sont aussi LES FRISSONS DE L’ANGOISSE qui sont évoqués.
Mais le film s’inscrit dans la lignée d’autres cinéastes de l’étrange : le David Lynch de BLUE VELVET, voire celui de SAILOR ET LULA (qui a vu David Lynch intensifier son travail sur le son), celui de TWIN PEAKS (le prénom Laura ? Et son secret…) et celui des audaces narratives de LOST HIGHWAY et de MULHOLLAND DRIVE (les personnages qui deviennent autre)… Ou la Marina De Van de NE TE RETOURNE PAS ou de DANS MA PEAU.
Les cinéastes sont marqués au fer rouge par le cinéma italien des années ’70. Loin d’en faire mystère, ils le revendiquent en interrogeant ce cinéma, en se réappropriant sa grammaire visuelle et narrative si particulière.
Ils ne sont pas les seuls à œuvrer ainsi. On a déjà évoqué cette vague du néo giallo : BLACKARIA, LAST CARESS, OSSESSIONE, IL GATTO DAL VISO D’UOMO. En chefs de file incontestables, on retrouve d’une part le BERBERIAN SOUND STUDIO de Peter Strickland (crédité au générique de L’ETRANGE COULEUR… pour une voix, quoi de plus logique !) et d’autre part le cinéma de Bruno Forzani et Hélène Cattet qui, chacun, réinventent les codes du genre au profit d’un style et de préoccupation propres.
« L’ETRANGE COULEUR DES LARMES DE TON CORPS »… le titre à lui seul nous donne le programme. Il reprend l’usage italien des années ’70 des titres allongés, réfère à L’ETRANGE VICE DE MME WARDH, TOUTES LES COULEURS DU VICE, PERCHÉ QUELLE STRANE GOCCE DI SANGUE SUL CORPO DI JENNIFER? Et on peut sans doute en trouver d’autres. Il nous nous donne également, comme c’était l’usage, un élément de l’intrigue. En l’occurrence, la couleur des « larmes », dont le changement modifie radicalement l’attitude des protagonistes.
A ce titre, le film use des filtres vert, rouge et bleu, soit les trois couleurs primaires. Reliées à l’intrigue, ces filtres dialoguent à nouveau à propos de la forme filmique. Elles déconstruisent ludiquement un artifice du cinéma, relatif à sa photographie et qui veut que la gamme chromatique serve à poser une ambiance. Et, outre l’intrigue et le rapport à la matière filmique, les couleurs primaires se raccordent parfaitement aux décors Art Nouveau.
Enfin, Edwige, cette femme absente, qu’on ne verra qu’à travers quelques photos, est noire. Ce n’est pas neutre. Le noir est définit comme l’aspect visuel des objets qui n’émettent ni ne reflètent aucune part du spectre de lumière visible. C’est une absence de couleur. L’absence d’Edwige procède de sa couleur même. Et la symbolique du noir renvoie au mystère, à la mort, à l’occulte…
Et pour en finir avec la référence au cinéma italien, la musique elle aussi emprunte tous ses thèmes au giallo et à d’autres œuvres populaires de la péninsule, via des extraits piochés dans TOUTES LES COULEURS DU VICE, LA PETITE SŒUR DU DIABLE, LA STRAGE HA INIZIO, GATTI ROSSI IN UN LABIRINTO DI VETRO, SI DOUCE, SI PERVERSE, LA TARENTULE AU VENTRE NOIR, JE SUIS VIVANT, LE CORIACE, BIG RACKET, MADDALENA et BLACK EMANUELLE AUTOUR DU MONDE. Une fête pour le mélomane. Encore une fois, les cinéastes entament un dialogue sur le média cinéma en employant parfois cette musique diégétiquement, lorsque les protagonistes jouent un 45 tours.
Arrêtons-nous à présent sur le côté formel du film : son montage, sa photographie, sa sonorisation…
Le montage est essentiel dans la construction de cette œuvre fortement expérimentale. L’intrigue est ainsi fragmentée, livrée par éclats qu’on reliera ensemble petit à petit. Elle fonctionne sur le mode de la boucle, en revenant encore et encore aux mêmes séquences qu’on fait évoluer. Au labyrinthe de la maison correspond un labyrinthe mental dans lequel s’égarent les protagonistes. Le montage perd initialement le spectateur, mais garde une réelle cohérence.
Mais les qualités de L’ETRANGE COULEUR… découlent aussi d’un travail virtuose de la caméra : splits screen cohérents, photographies figées (procédé déjà utilisé dans leurs premiers courts métrages), images kaléidoscopiques (parfaitement raccord avec l’Art Nouveau), surimpression, renversement du cadre… les procédés sont inventifs et visuellement forts. Mais ce qui importe surtout, c’est que ce langage cinématographique reste parfaitement en phase avec le propos du film.
La comparaison qui nous vient à l’esprit à ce moment est celle des œuvres du dessinateur italien Guido Crepax, grand rénovateur de l’ordonnancement de la planche.
Lui aussi fétichise la femme dans des histoires à connotation SM. Dans L’ÉTRANGE COULEUR DES LARMES DE TON CORPS, on se trouve clairement devant des fantasmes sadiques, de mutilation au rasoir. Un SM non spécifiquement sexuel, mais très mental. L’enregistrement audio trouvé par Dan révèle d’ailleurs l’intention de « faire souffrir Dan, cet être abject ». On se fiche dans le corps du verre brisé, on est transpercé ou coupé à de nombreuses reprises, au rasoir ou au poignard. Ce dernier est planté au sommet du crâne, laissant une plaie ressemblant au sexe féminin… ou est violemment enfoncé dans l’entrejambe d’une femme. On retrouve alors toute l’ambiance de la troisième partie d’AMER. Il nous semble qu’il y a là des obsessions (le rapport à son corps) assez spécifiquement féminines et nous serions curieux de voir qui d’Hélène ou de Bruno amène ces thèmes.
Enfin, dernière dimension essentielle du cinéma du duo, à l’instar d’AMER, le son de L’ETRANGE COULEUR DES LARMES DE TON CORPS est sur-travaillé. Notre duo porte une attention particulière aux bruitages, et mixe très fort, jusqu’à parfois provoquer l’inconfort auditif du spectateur (la scène à répétition de la sonnette). Le son est clairement une composante de la palette émotionnelle du film.
Grande évolution dans le cinéma de notre duo, le film est cette fois dialogué. C’est en partie là, dans la direction d’acteur lors de l’enregistrement des dialogues, que réside sa faiblesse. Mais d’un autre côté, ce texte est également l’occasion d’un niveau de jeu supplémentaire des auteurs. Ainsi la bande enregistrée et diffusée au ralenti résonne comme un emploi diégétique du matériau sonore, incorporé à la trame, mais aussi un surlignement du travail sur le son au cinéma, absolument essentiel, et toujours travaillé avec un soin extrême par Hélène Cattet et Bruno Forzani. Le melting pot des coproductions européennes fait qu’on y entend du français, du flamand et du danois : la langue est parfois plus une barrière qu’un moyen de communication. L’image, elle, est universelle.
Avant de terminer, on va très vite évacuer les points qui fâchent : L’ÉTRANGE COULEUR DES LARMES DE TON CORPS n’est pas un film parfait : il souffre de quelques longueurs et de l’interprétation pas aussi aboutie qu’espérée de certains acteurs.
Le problème d’interprétation n’est cependant guère important : ce n’est pas la prestation des acteurs qui importent vraiment, le scénario ne leur propose guère de vrais personnages et le montage les empêche de déployer une composition réelle. Non, les acteurs sont ici, au même titre que les décors, un matériau qui permet de créer de l’image.
La question des longueurs est plus complexe : le film n’est pas particulièrement long – 1h42 – mais son exigence à l’égard du spectateur, dont les sens sont constamment interrogés, que le scénario s’amuse à égarer, et que certains passages ou le traitement du son agressent parfois, en font une expérience difficile à supporter tout du long. L’ÉTRANGE COULEUR DES LARMES DE TON CORPS est tellement riche qu’il perdra nécessairement en cours de route certains de ses spectateurs, épuisés par l’expérience.
On ne s’étendra pas plus sur ces scories, car elles ne sont finalement que de peu de poids par rapport aux indéniables qualités qui font de L’ETRANGE COULEUR DES LARMES DE TON CORPS l’un des plus beaux films de l’année, et certainement le plus intriguant.
L’ÉTRANGE LUEUR DES LARMES DE TON CORPS est un film qu’il faut voir à plusieurs reprises. Une première fois pour se laisser emporter par le tourbillon sensoriel, une deuxième pour mieux appréhender la construction du film et, partant, mieux le comprendre. Et on ne s’interdira pas d’y revenir encore et encore.
Retrouvez notre couverture du festival Offscreen 2014.
Retrouvez notre interview des réalisateurs, réalisée lors de la sortie d’AMER.