Un texte signé Stéphane Bex

France - 2008 - Antoine d'Agata
Interprètes : Antoine d'Agata


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review

Aka Ana

Difficile de rester insensible devant le AKA ANA d’Antoine d’Agata, oeuvre filmique qui prend place entre EL CIELO DEL MUERTO (2005) et ATLAS (2013). La forme de journal filmique utilisée ici par A.d’A., et qui sera reprise dans ATLAS, renoue avec la tradition d’un Jonas Mekas en sollicitant le même pouvoir de l’instant impressif et en jouant de la même fascination pour l’image intensive.
Mais les préoccupations des deux hommes s’opposent radicalement. Là où Mekas origine sa pratique dans une forme originale de nostalgie au présent, faisant de chaque moment filmé une mémoire encapsulée dans le tissu des êtres, des espaces et des temps, c’est à une forme d’exil métaphysique que se livre A.d’A., dans sa volonté d’arracher au monde ce qui en est le mensonge et faire advenir au regard ce qui l’aveugle. Nulle surprise si l’on retrouve ici l’ensemble des thèmes qui marquent déjà les oeuvres photographiques de d’Agata, artiste obsessionnel et transgressif s’il en est : le sexe, la prostitution, la drogue, la nuit sont les leitmotivs répétés de cette errance tokyoite vécue entre septembre et décembre 2006, période pendant laquelle d’A. a filmé et enregistré sept jeunes femmes rencontrées dans le quartier de Shinjuku, haut lieu de la prostitution japonaise. Un protocole est mis en place, répété inlassablement par une voix off féminine : « toi tu m’appelles Iku mais mon véritable nom est… », sésame identitaire préludant aux images d’unions sexuelles, de corps jouissant et souffrant sur l’écran. Au spectacle de la chair répond le théâtre de la parole, monologue littéraire où se mêlent confessions intimes, désirs désespérés, renoncements interrogatifs, demandes sans horizon. Pendant l’heure que dure le film, le même rituel érotique sera répété, corps seul ou corps multipliés, comme si l’arrachement d’un secret à corps ouvert que constitue l’opération chirurgicale du cinéma n’advenait que de se poursuivre indéfiniment et d’affronter au plus clair ce qui fait preuve d’un réel : l’image de la pénétration, l’audition du corps qui ne peut s’empêcher de jouir.
Erotique, autant le dire, le film l’est très peu – et lorsqu’il l’est, c’est comme par inadvertance, par une façon de regarder ailleurs, en détournant un moment le regard. Un plan de jambes et c’est un pied qui se déchausse, l’instant d’une respiration entre deux halètements. La plupart du temps, d’Agata filme frontalement, plonge, exhibe l’intime pour autant qu’il partage cette intimité en se mettant en scène lui-même au creux de cette dernière. Comme les seringues qu’il montre s’enfonçant dans ses bras, la caméra doit percer, mettre à nu la nudité en lui redonnant sa part maudite et carnassière, son rôle double de prédateur et victime. Film sur une fil : un vertige guette, entre retenue absolue et abandon total entraînant dès lors l’image vers un seuil qui n’est pas sans poser problème.

On peut en effet applaudir d’un côté à cet élan qui permet à l’auteur de dépasser à la fois la référence picturale ou photographique (Man Ray et Courbet convoqués le temps d’une scène liminaire) et la limite d’un érotisme éprouvé par la perversion cinématographique. On ne peut que souscrire à l’engagement radical, et sous une certaine forme « angélique », qui pousse d’Agata à tenter d’épuiser à la façon gnostique la matière sexuelle du monde pour lui faire rendre le mystère d’une origine et d’une partition des êtres, soit cette énigme que chaque sexe constitue au désir de l’autre. Il y a là une furieuse force de vie qui ose s’emparer jusqu’au plus cauchemardesque, une belle puissance de la transgression qui s’accole au paradoxe de faire voir un aveuglement, de donner à vivre un chemin bordant la mort sans jamais y basculer.
Certes, mais suffit-il d’évoquer cette beauté mystique pour faire oeuvre cinématographique ? C’est peut-être dans sa constitution en tant que forme filmique même que l’oeuvre de d’Agata trouve sa limite et la possibilité de sa critique. Si l’on y voit en effet des images de prostituées, si l’on y entend leur voix témoigner, ce n’est jamais que sous le seul régime d’une séparation, d’une scission entre les premières et la dernière. D’Agata se constitue ainsi implicitement en porte-parole des prostituées qu’il filme, comme si lui seul pouvait donner à entendre ce qui se cache derrière les cri et les halètements de ces « actrices ». La position consiste alors à refuser au cinéma la possibilité à se faire mystique hors cette désunion radicale qui lui serait imposée de l’intérieur. Or, on le sait, depuis le réalisme de Bazin jusqu’aux tentatives de Bruno Dumont, c’est bien là où on regarde que ça se joue, c’est bien là qu’il parle, le mystique, et non pas dans le lieu d’une coupure qu’on a beau jeu d’élargir jusqu’à l’abîme ou refermer en la couturant de sens.
Autre point qu’il est difficile d’accorder à d’Agata : la généralisation de la caméra infra-rouge qui permet de saisir des regards aveugles, de fixer des corps absorbés dans leur propre nuit. L’idée est assurément belle – arracher à l’aveugle l’énigme de sa vision nue parce que niée – mais très dérangeante en pratique, pour ce qu’elle convoque la forme horrifique d’un regard sans échange à l’instar du final de [REC]. Si le rapport entre les corps place les prostituées et d’Agata face au même péril, il n’en est pas de même quand l’un voit ce qu’il filme et que l’autre y reste aveugle. Au viol consenti du corps et retourné en offrande amoureuse, en parole d’aveu, faut-il adjoindre également le vol d’une image pour que la transgression soit complète ? Il y a soit là coquetterie formaliste de l’auteur, soit reconnaissance d’une répartition des rôles qui ne fait rien moins qu’entériner d’odieux rapports de force. D’Agata alors proche de Houellebecq peut-être. L’énergie mystique retourné en ironie cynique ne tenant plus la route que par l’élan de sa ferveur première. Un angélisme innocent ne prenant conscience de lui que dans l’aveu d’une manipulation dégueulasse et obscène. La force de la transgression disparaissant dans une exhibition qui force le spectacle pour faire oublier qu’il n’a peut-être qu’elle à offrir. Ou comment glisser du sublime au trivial.






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Article rédigé par : Stéphane Bex

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