Alice
Considéré à juste titre comme un des maîtres de l’animation traditionnelle, le réalisateur Jan Svankmajer fut metteur en scène de théâtre et marionnettiste avant de se tourner vers le cinéma au milieu des années 60. Après avoir travaillé avec Jiri Trnka, Jan Svankmajer, qui se définit comme un « plasticien », réalise de nombreux courts-métrages mêlant animation image par image, prises de vues réelles, collages et assemblages protéiformes dans un esprit clairement surréaliste où l’humain, le mécanique et l’organique s’entrechoquent de façon à la fois burlesque et inquiétante. Le réalisateur rejoint le fameux Groupe Surréaliste de Prague à la fin des années 60 puis se retrouve rapidement empêché de travailler ou censuré par le régime communiste jusqu’en 1980. C’est au début de cette décennie que l’on découvre vraiment son œuvre unique, notamment en France où elle est distribuée et saluée dans des Festivals (dont celui d’Annecy) puis diffusée sur la chaîne Arte (le désormais célèbre et allégorique LES POSSIBILITES DU DIALOGUE, 1982, où des visages composés d’éléments hétéroclites inspirés du peintre Arcimboldo se dévorent puis se régurgitent pour se métamorphoser sous des formes toujours plus sidérantes). ALICE est le premier long-métrage de Jan Svankmajer (il en a réalisé cinq depuis ; le dernier, THEORIE ET PRATIQUE, est sorti en 2010) ; il s’agit d’une adaptation animée et très personnelle de l’œuvre de Lewis Carroll, « Alice au pays des merveilles ».
Alors qu’elle somnole dans sa chambre, la petite Alice remarque avec stupeur que son lapin blanc empaillé reprend vie et s’échappe de sa cage de verre…Après l’avoir rattrapé tant bien que mal, Alice fait une chute qui la conduit sous terre puis à l’intérieur d’un ascenseur d’où elle découvre des pièces emplies d’un bric à brac stupéfiant : squelettes d’animaux, marionnettes inquiétantes, bocaux de formol…Peu après, la fillette se retrouve piégée devant une porte minuscule et en possession d’une toute petite clé ; en goûtant alors par hasard à de l’encre, Alice est brusquement métamorphosée en une petite poupée de porcelaine !
L’univers d’ « Alice… » créé par Lewis Carroll fait partie depuis longtemps de l’imaginaire collectif, tant pour sa qualité visionnaire d’œuvre « pré-surréaliste » que pour ses multiples et complexes niveaux de lecture (conte pour enfants, récit d’initiation, manifeste non-sensique, fable satirique, voyage au pays de L’Inconscient…). Si son influence demeure prégnante dans de nombreux domaines artistiques et graphiques (cinéma, pop-music, bande-dessinée et même un récent jeu-vidéo !), l’univers carrollien a été honteusement édulcoré lors de ses diverses transpositions cinématographiques (une version « live » réalisée en 1933 par Norman Mc Leod, une adaptation animée du studio Disney en 1951 et une synthèse des deux par Tim Burton en 2010). On peut parler pour le film de Jan Svankmajer de « fidèle re-création » puisque ALICE respecte la structure narrative globale du roman et l’inquiétante étrangeté qui l’innerve mais en creusant jusqu’à l’extrême, jusqu’au subjectif, cette dimension généralement occultée du « Wonderland ». La vision du réalisateur tchèque s’apparente en effet à une matérialisation d’un véritable cauchemar qui voit sa jeune héroïne évoluer dans des décors délabrés, croiser des squelettes d’animaux belliqueux, être sur le point de se noyer dans ses larmes avant d’être transformée en vulgaire poupée ! Si les situations principales du roman ainsi que le bestiaire carrollien sont largement ré-utilisés, le film se pare dès ses premières séquences (avec un Lapin Blanc au rictus effrayant et dont le ventre ouvert laisse s’échapper de la sciure qu’il s’empresse d’ingurgiter !) d’une atmosphère morbide et étouffante. Ce sentiment va s’accentuant alors que Jan Svankmajer multiplie les plans surchargés d’objets et de formes macabres qui évoquent une imagerie proche de la sorcellerie tandis qu’Alice se retrouve constamment dans des situations liées à la claustration et à l’asphyxie. Les créatures (presque toutes issues du roman) que la petite fille rencontre possèdent toutes une morphologie horrible voire menaçante ; bien que composées d’éléments ordinaires, leur apparence chimérique flirte avec la monstruosité (le ver à soie, par exemple, est une chaussette dotée de gros globes oculaires et d’un dentier…). Outre ce choix de traiter « Alice… » sous cet angle anxiogène tout à fait inédit, Jan Svankmajer fait circuler puis proliférer dans le film bon nombre de ses obsessions et motifs récurrents : la décomposition, l’anthropophagie, la fusion entre l’animé et l’inanimé, la part de mécanique dans l’humain, l’idée que les objets sont dotés d’une mémoire… Ces derniers sont la vraie raison d’être de ALICE puisque ce sont eux, sous des formes les plus variées (généralement anthropomorphiques : poupées, fétiches, pantins, marionnettes, peluches…) qui régissent le microcosme imaginé par Jan Svankmajer. Le seul être humain du film (la petite fille qui interprète Alice) se verra d’ailleurs menacé d’un « devenir-poupée », autre inquiétude qui est au cœur de l’œuvre du réalisateur. Esthétiquement, le film hybride comme souvent chez l’auteur une animation de volumes en « stop-motion » et des prises de vues réelles (décors, paysages ou « vrai » personnage) ; l’aspect saccadé, mécanique, de l’animation image par image renforce encore l’étrangeté du dispositif visuel tandis que le jeu constant sur l’amplification sonore et la dimension tactile des objets et des matières qui envahissent le métrage participent pleinement à sa force de fascination. Si l’on peut regretter certains choix de mise en scène (l’intervention fréquente en inserts d’Alice-narratrice de l’histoire) et des omissions regrettables (pas de Tortue Fantaisie, pas de Chat de Cheshire…), ALICE n’en demeure pas moins une œuvre majeure, synthèse parfaite entre les courts-métrages « gothiques » et mortifères de Jan Svankmajer (ses adaptations des nouvelles d’Edgar Poe) et ses essais plus abstraits et surréalistes.