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En 1933, Rouben Mamoulian met en image Marlene Dietrich, étincelante, dans un mélodrame aux accents féministes.
À la suite de la mort de son père, Lily se retrouve orpheline. Sa seule famille est une tante aigrie vivant à Berlin. Quand elle la rejoint, sa tante énonce des règles simples mais très strictes. Elle ne peut pas sortir et doit travailler à la librairie. Lily essaie de tenir sa promesse, mais quand le sculpteur d’en face lui propose de poser, elle accepte malgré sa gêne. Lily est loin d’imaginer que sa vie va basculer, et que la petite provinciale qu’elle était jusqu’alors va totalement disparaitre.
Le Cantique des Cantiques est le fruit de deux expatriés. Marlene Dietrich qui incarne Lily, vient d’obtenir sa nationalité américaine. Elle entame tout juste sa carrière à Hollywood. Réputée pour avoir joué dans l’Ange Bleu de Josef Von Sternberg, avec qui elle va beaucoup travailler par la suite, elle véhicule une image sulfureuse du Berlin des années folles, notamment avec tout l’univers du cabaret où elle a travaillé. La seconde partie du film montre d’ailleurs un peu de cet univers. Mais surtout, Marlene apporte avec elle son regard si particulier, qui vient chercher parfois la caméra et la complicité du spectateur, bien avant que le méta ne devienne à la mode.

En parlant de mode, Marlene choisissait elle-même ses costumes et ceux-ci sont d’une beauté et d’une audace plutôt rares. Les manches bouffantes, les grands chapeaux pleins de plumes, des robes avec de longues traines qui dessinent sa silhouette et surtout racontent quelque chose du personnage en soulignant ses émotions, mais aussi ses fêlures.
L’autre expatrié, bien sûr, c’est Rouben Mamoulian. Il nait dans une famille arménienne de l’empire tsariste. Sa mère dirigeait un théâtre et s’il suit au début des études de droit, il les abandonne bien vite pour apprendre l’art dramatique auprès de Vakhtangov ou encore de Stanislavski. Il s’installe d’abord à Londres avec sa sœur, où il monte sa propre compagnie théâtrale avant d’émigrer aux États-Unis en 1923. Il va mettre en scène l’opéra Porgy and Bess à Broadway puis va s’intéresser au cinéma alors qu’il devient parlant. Le Cantique des Cantique est son cinquième film et il y montre une maîtrise de la caméra, des décors et du choix des comédiens.

Dès la scène d’introduction, Mamoulian nous souffle la trajectoire du film. On y voit un homme consolant Lily, dans un costume très ancien, qui pourrait être russe. Lily n’est alors pas reconnaissable, petite masse noire tassée contre la tombe de son père. Lorsque la caméra s’approche, elle tourne la tête et dévoile son visage. Procédé qui viendra à plusieurs reprises dans le film. Puis, elle abandonne la tombe de son père au cimetière, et sa vie de campagnarde pour partir vers la capitale avec ses rêves sous le bras. Les fleurs des cerisiers accompagnent le mouvement, symbolisant l’innocence par leur blancheur et l’espoir par leur envolée vers le ciel. Puis, sans transition, l’écran est presque traversé, crevé, par un train fonçant dans la nuit, aux lumières rasantes, lui donnant l’air d’être enflammé. L’image est noire, sombre, sans espoir, terrible. Comme si la ville allait broyer la jeune fille. Bien sûr, on peut aussi y voir un aspect phallique, le train ayant souvent été utilisé comme l’image d’un rapport sexuel ; s’il y en a un ici, il est sombre, violent.
L’histoire d’une provinciale qui arrive en ville avec ses rêves plein la valise est un classique, mainte fois repris, mainte fois mis en image. Pourtant, si on connait la trajectoire, Mamoulian et Dietrich arrivent à donner au spectateur toute l’intensité de la tragédie et surtout un souffle de liberté. Lily pourrait bien être un personnage des sœurs Brontë, : innocente, naïve, elle va être la proie des adultes censés veiller sur elle, comme sa tante qui la vendra pour une bouteille de rhum, mais aussi des hommes qui tirons profit de sa naïveté. Sa beauté est un piège, pour elle-même. Cette beauté même que le sculpteur tente de capturer dans le marbre. Cette statue va d’ailleurs les hanter tous les deux. Mais aussi attirer la convoitise du Baron qui est quasiment l’incarnation de l’Allemagne impérieuse, conquérante, dévastatrice. Comme elle, il est voué à briser ce qu’il possède : Lily dans le film, mais ce pourrait être les Allemands envoyés au front ou traités en perdants, prêts à être la proie du régime nazi.

Contrairement à Jane Eyre, Lily ne sera pas la seule touchée par le drame. Le sculpteur qui chérissait son image et son souvenir parfait, finit par lui aussi souffrir de cette histoire, regretter d’avoir vendu son âme au Baron qui fait figure de diable. Mais Lily refuse de céder, elle montre même une certaine force de caractère, résistant à toutes les tentations et adressant un regard farouche à la caméra à plusieurs reprises, comme pour défier le spectateur de douter de sa bonne foi. La fin est tout autant une métaphore qu’une catharsis, nécessaire pour les personnages, et démontrant toute la force symbolique du cinéma russe dont Mamoulian est le digne héritier.
C’est un film qui garde toute sa pertinence, parce que qu’hélas, la situation des femmes n’a pas changé. Elles subissent encore une forte pression sociale sur le mariage et sont trop souvent incitées à ne pas vivre pour elles-mêmes, à renoncer à leurs envies personnelles. Le dialogue entre les deux hommes dans le film au sujet des femmes résonne encore aujourd’hui, on sent planer l’ombre néfaste d’un Weinstein. On est presque frappé par la modernité de ce film réalisé plus de 80 ans avant #metoo.
TEST DU BLU-RAY/DVD
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La restauration opérée permet de découvrir le film dans une qualité proche de celle qu'il avait lors de sa sortie en salle. Parfois des filins blancs persistent, mais ils donnent du caractère au film et viennent effleurer la beauté incandescente de Marlene Dietrich. Le son quant à lui est de très bonne qualité, sans souffle ni grain. En version originale sous-titrée uniquement, le film est néanmoins accompagné avec de quelques bonus comme une présentation de Marlene Dietrich ou encore un commentaire du film par Xavier Leherpeur, ainsi que quelques photos promotionnelles et une bande-annonce. => Achetez chez notre partenaire Metaluna=> Spécificités du DVD/Bluray sur le site de Sin'Art |
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Pour prolonger votre lecture, nous vous proposons :
=> L’homme que j’ai tué (1932) – Ernst Lubitsch
=> Hot Saturday (1932) – William A. Seiter
=> Le baiser devant le miroir (1933) – proto-thriller
Article rédigé par Sophie Schweitzer
Ses films préférés - Le bon, La brute et le Truand, Suspiria, Mulholland Drive, Les yeux sans visage, L'au-delà - Ses auteurs préférés - Oscar Wilde, Sheridan LeFanu, Richard Mattheson, Stephen King et Poppy Z Brite
- Kamen Rider – L’ère Shōwa (71 à 88) – Les chevaliers à deux roues
- L’horreur venue du Japon – Les origines du mal (2025)


