Le Mystère d’Edwin Drood vu par Claude Rains
Lorsque Universal met en chantier Le Mystère d’Edwin Drood, le studio ne sait pas encore que sa dernière adaptation de Charles Dickens, Les Grandes Espérances (1934), est un gouffre financier. Pire, d’autres films vont se révéler des fours. Cela n’empêche pas le film de Stuart Walker de briller grâce à une mise en scène somptueuse mettant en vedette Claude Rains, qui remplace ici Boris Karloff initialement prévu pour le personnage de John Jasper…
Chef de chœur, John Jasper est tombé amoureux de son élève Rosa Bud qu’il a promise à son neveu Edwin Drood. C’est alors que débarque de Ceylan le jeune et fougueux Neville Landless qui fait les yeux doux à Rosa. La jeune femme s’éprend de l’étranger tandis que Edwin se rend compte qu’il n’est pas vraiment amoureux de sa promise. Peu après, Edwin disparaît et Neville, qui s’est souvent accroché avec le jeune homme, se voit alors soupçonné du meurtre…
Une énigme littéraire
À l’origine, Le Mystère d’Edwin Drood demeure un roman écrit par Charles Dickens, l’un des plus importants écrivains britanniques. Ses écrits les plus connus, Oliver Twist, Un chant de Noël ou encore David Copperfield, bénéficient de régulières adaptations au cinéma. L’auteur est loué pour sa capacité à créer des personnages mémorables et des intrigues complexes, tout en explorant des thèmes sociaux et politiques. Des préoccupations que l’on retrouve d’ailleurs dans Le Mystère d’Edwin Drood, même si elles ne composent pas la principale singularité de l’oeuvre…
En réalité, Le Mystère d’Edwin Drood représente une véritable énigme littéraire, puisque l’écrivain est décédé avant d’avoir donné la solution de l’énigme.
Comme c’est le cas pour la plupart de ses autres œuvres, Charles Dickens a écrit son roman sous la forme d’un feuilleton. Or, les 22 chapitres disponibles au moment de sa mort ne dévoilent pas l’identité du meurtrier. En conséquence, adapter l’oeuvre impose aux cinéastes de devoir faire preuve d’esprit de déduction afin de désigner eux-mêmes un coupable… Parce que, en fin de compte, la disparition d’Edwin Drood peut aussi bien être due à un meurtre perpétré par John Jasper qu’à un simple départ de l’intéressé dont les motifs seraient révélés lors d’une fin-surprise…
Claude Rains
Le film de Stuart Walker s’amuse quelque peu à exploiter cette ambiguïté, mais l’esquisse du personnage de Jasper ne laisse pas franchement de doute sur l’épilogue. Dickens, en revanche, dépeignait un personnage plus équivoque, au point que l’on pouvait y déceler d’éventuelles fausses pistes. Sans ambages, le film fait du personnage de Claude Rains un coupable que tout accuse. En réponse, et pour défendre son personnage, l’acteur lui attribue une dimension dramatique intéressante. Au point que la force du film se trouve dans l’incarnation de Claude Rains qui livre, non pas une lecture du texte de Dickens, mais sa propre interprétation.
L’acteur, aujourd’hui mythique, venait d’émerger en tenant le rôle titre de L’Homme invisible (1933) dans le film de James Whale. Par la suite, Rains se spécialise dans des rôles proches de celui qu’il tient justement dans Le Mystère d’Edwin Drood, c’est-à-dire celui de vilain distingué. Il connaît finalement la consécration en 1942 grâce à Casablanca où, face à Ingrid Bergman et Humphrey Bogart, il incarne un personnage complexe et ambivalent collaborant avec les nazis tout en montrant une certaine loyauté envers les Alliés.
Dans Le Mystère d’Edwin Drood, il défend bec et ongles son personnage, au point de transformer l’individu malveillant en héros tragique, se perdant dans la fumée d’opium pour oublier que l’amour illusoire qu’il entretient pour la belle Rosa ne peut pas être partagé. Son personnage fend le cœur, tant l’acteur transmet parfaitement le désespoir.
Quand Universal touche le fond
En mêlant drogue, sexe, argent et meurtre, Le Mystère d’Edwin Drood démontre que le roman n’usurpe pas son qualificatif de « premiers romans policiers tels que nous les connaissons aujourd’hui ». Le film nous emmène dans des bouges sordides pour fumer de l’opium, puis dans les souterrains d’un cimetière où l’on fait disparaître les cadavres à la chaux, tandis que l’accusé doit se déguiser en vieillard pour démasquer le véritable assassin. Et même si le coupable se montre tout désigné, l’intrigue reste savoureuse avec un homme d’église obsédé par une ingénue, belle et riche héritière. Enfin, les émotions passionnées d’un Claude Rains magistral élèvent le film au-delà du simple divertissement.