Un texte signé Stéphane Bex

Japon - 1963 - Akira Kurosawa
Interprètes : Toshiro Mifune, Tatsuya Nakadai, Takashi Shimura, Kyoko Kagawa

retrospective

Entre le ciel et l’enfer

A quoi reconnaît-on un classique ? Peut-être à ce que, portant un genre à une forme de perfection, cette perfection, loin d’être cloisonnante et clivante, s’ouvre au contraire sur la possibilité d’autres genres. Classique serait ainsi l’oeuvre qui, par sa caractérisation la plus forte remet en cause les caractéristiques qui semblent la définir, débordant par des devenirs hybrides. A la pureté par définition du classique s’allie donc une impureté en puissance par où s’opère la transmutation de formes refusant de se fixer.
A ce titre-là, ENTRE LE CIEL ET L’ENFER de Kurosawa pourrait être appelé un classique puisque ce thriller de série B apparaît également comme un mélodrame et prend parfois des accents tragiques. Et ceci tout en offrant à la société japonaise des années 60 un miroir fidèle et sans concession.
Soit donc Gondo (Toshirô Mifune tout en tension et puissance retenue), actionnaire et directeur d’un secteur d’une grande usine de chaussures dont les autres actionnaires veulent renverser le dirigeant principal. Cet argument shakespearien transposé dans le monde des affaires avoue d’emblée son caractère théâtral puisque Gondo, invité à participer à la conspiration, renverse ensuite les rôles en avouant à son secrétaire qu’il est devenu en secret et en y laissant toute sa fortune, actionnaire majoritaire et qu’il compte réaliser le putsch à lui tout seul. Se dessine alors en quelques minutes le portrait d’un héros volontairement isolé ayant défini la forme de son destin en agissant de façon autonome et individuelle. Un coup de téléphone va cependant renverser cet argument dramaturgique : un ravisseur s’est emparé d’un enfant qu’il a pris pour son fils et lui demande une rançon. La demande sera maintenue quand le ravisseur comprendra qu’il détient le fils du chauffeur et non celui de Gondo, mettant ce dernier face à un dilemme : payer la rançon et renoncer à son rêve de puissance ; ou risquer de tuer l’enfant en réalisant son objectif de main mise sur l’entreprise.
Deux films dès lors vont se succéder : le premier est un huis-clos dans l’appartement de Gondo, moment pendant lequel le héros débat avec lui-même de la décision qu’il va prendre. Le second est une enquête policière réaliste qui se déroule à l’extérieur et sur la piste du ravisseur. Entre les deux, un voyage en train va servir de suture et de lieu d’échange entre l’otage et l’argent. Chacun de ces trois moments – drame théâtralisé de l’attente chez Gondo, thriller d’action lors du voyage, enquête des policiers – est l’occasion pour Kurosawa de proposer une mise en scène inventive particulièrement dans la mise en jeu des espaces et du rapport entre voir et être vu. Dans la maison de Gondo d’abord, exposée en hauteur et objet des regards envieux des habitations misérables en contrebas, axe vertical qui va être redoublé par l’axe horizontal et le jeu des hiérarchies qui s’instaure dans la maison (Gondo, les policiers, les domestiques).
La caméra de Kurosawa, fouillant le lieu domestique dans le moment d’attente resserre l’espace et en accentue les tensions poussant Toshirô Mifune à développer une présence de plus en plus intense sur des surfaces de plus en plus réduites. Lors du voyage en train, c’est inversement par un découpage plus nerveux, par le resserrement ponctuel autour de la rencontre des deux camps (les policiers et Gondo / les ravisseurs) sur une durée infime que le film trouve son énergie et sa mise en danger. Un film et deux photographies traduisant l’instantanéité fugitive du moment de cette rencontre vont alors servir de point d’appui à la dernière partie, l’enquête policière, laquelle laisse la place inversement à un allongement des durées, en réintégrant l’action dans la routine répétitive des enquêteurs. Variation des espaces, variation des durées, la mise en scène de Kurosawa réalise un travail virtuose en engageant chaque fois le film sur de nouvelles voies. Ainsi se dessine de façon originale le parcours et la métamorphose d’un homme que sa vie jusque là avait condamné à s’enfermer dans un chemin stérile. Par un renversement audacieux, Kurosawa parvient à donner une stature à son héros en l’éliminant au fur et à mesure du récit : centre de la première partie, il partage l’action avec l’équipe des enquêteurs dans la seconde et devient périphérique dans la dernière. Pourtant tout (les discours des policiers, la rancoeur du kidnappeur, la situation géographique de la maison, point focal de l’ensemble du film) s’y ramène, Kurosawa ayant réussi au sein de cette hétérogénéité à conserver ce qui fait la force du film : la lutte morale au cœur de l’homme.


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- Article rédigé par : Stéphane Bex

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