Un texte signé Paul Siry

France - 2023 - Tinam Bordage

chroniques-infernales

Le Réel vous avalera – Dans la peau de John, mal dans la ville

John s’ennuie dans sa vie simplement banale. Après une soirée avec drogues et alcool, il se réveille dans un quartier inconnu étonnement uniforme et exclusivement habité par des individus strictement identiques. Sur les téléviseurs, le même programme en boucle : “Bienvenue à Réel, dernier bastion de l’Humanité.” Voici un succinct résumé pour présenter Le Réel vous avalera, exploration de la psyché humaine dans un monde ayant atteint le stade terminal de la sociabilité.

L’auteur Tinam Bordage est déjà connu ailleurs car il est le créateur de l’entité Sadique-Master, média et festival sur le cinéma underground extrême, actif depuis une dizaine d’années maintenant. Côté livres, Tinam n’en est pas à sa première publication. Il a déjà sorti un essai sur son sujet de prédilection, Les Dossiers Sadique-master édité chez Camion Noir, ainsi qu’une nouvelle érotique dans le recueil Toucher à la hache édité chez Au diable Vauvert. Désormais, il nous présente son premier roman.

MONO-POLICÉ

Stimulant nos angoisses du monde moderne, l’auteur fait réveiller son héros en terrain inconnu. Les alignements rectilignes de maisons identiques percent l’horizon à perte de vue. Les habitants aussi sont parfaitement semblables. Si classiquement l’horreur prend place dans une imagerie poisseuse spécifique, l’horreur postmoderne prend part dans des espaces communs sans l’ombre d’intrus. Cela peut être des bureaux tout ce qu’il y a de plus ordinaire ou une banlieue résidentielle symbolisant la réussite sociale et la garantie d’une vie tranquille. Calme, soleil, logis et sécurité, sans rien manquer du nécessaire pour vivre en bonne santé. Sous le vernis d’un mode de vie parfait à imprimer sur papier glacé, le mal-être existentiel se cache.

Pas visible à l’œil nu, il se manifeste au plus profond de nous. Depuis des décennies, les nouvelles architectures urbaines tournées vers le pratique et le confort simple sont les décors particuliers de livres anxiogènes, comme les contre-utopies de James Graham Ballard, où la sauvagerie prend le dessus sur l’ordre. Dans Le Réel vous avalera, cette atmosphère n’a plus rien du rêve. Même si le nec plus ultra immobilier est vendu à travers le programme télévisuel, il n’est plus possible d’y croire après des années de désenchantement. Le quartier n’a rien de sexy, strictement réduit à sa fonction sans aucun charme. Surtout, il ne semble pas avoir de frontières, en plus de n’avoir aucune idée de sa localisation.

PRIS À SON PROPRE JE

Perdu dans un monde peuplé de sosies trop exacts pour être rassurant, notre héros est piégé dans un conditionnement social poussé à l’extrême. Se sociabiliser avec l’autre est déjà compliqué, alors avec soi-même ! Dans cet oxymore situationnel, Tinam Bordage propose une situation existentielle très instable. John a beau chercher se réfugier dans Réel, c’est impossible d’échapper à soi-même, et surtout à ses instincts primaires. Dur d’assumer sa nature sauvage dans une banlieue toute propre et parfaitement rangée.

C’est sur ce terreau que va pousser l’énergie du livre : une société peut conditionner et brider les personnalités de chacun, mais elle ne peut pas les ignorer totalement. Plus elle étouffe et écrase, plus les pulsions sauvages surgissent et nous ne pouvons pas y échapper. Les personnages conformes se multiplient, de même que les comportements relativement incompréhensibles. Les actes commencent sagement pour mieux s’intensifier. On n’y comprend peut-être pas beaucoup plus et c’est tout à fait normal : peut-on prétendre se connaitre soi-même ? Et à chacun de chercher où distinguer le réel du factice.

À GOBER TOUT CRU

Tinam Bordage est concis dans son écriture. En moins de 200 pages rythmées à quasi une seule phrase par paragraphe, les lignes ainsi espacées font autant office de narration que d’entailles pour l’esprit. L’écriture est nette, sans fioriture ni formule uniquement décorative. Son récit est violent, sec et désespéré. Peut-être parce qu’il s’agit d’un premier roman, on sent un schéma clair dans l’écriture dès la première lecture. Deux personnages distincts représentent la pratique et la théorie qui l’enrobe. Si le jusqu’au-boutisme du fond n’épargne rien, beaucoup préféreraient rester dans le flou, à chercher eux-mêmes réponses aux questions qui nous frappent, mais des moments explicatifs rendent la lecture plus comestible.

En nous guidant aussi clairement, la forme n’est malheureusement pas assez jusqu’au-boutiste. On aurait préféré être plus baladé et absorbé totalement dans le viscéral. Mais ce n’est peut-être qu’une coquetterie de lecteur. Tinam Bordage a écrit un premier roman radical. Peu importe la qualité qu’on lui trouve, on lui est reconnaissant de ne pas avoir fait de compromis sur le sujet sensible de l’Humanité. Roman d’horreur psychologique et gore accompagné d’angoisse existentiel et de body-horror, l’ambition est de mise et le résultat dense.


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- Article rédigé par : Paul Siry

- Ses films préférés : Requiem pour un massacre, Mad Max, Ténèbres, Chiens de paille, L'ange de la vengeance

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