Un texte signé Philippe Delvaux

USA, Mexique - 2008 - Alex Rivera
Interprètes : Leonor Varela, Jacob Vargas, Luis Fernando Peña

BIFFF 2009review

Sleep dealer

Dans une région mal irriguée du Mexique, la famille de Memo, cultivateur, survit péniblement et chichement de la production de maïs. Les temps sont durs depuis qu’une corporation américaine a construit un barrage de retenue d’eau, coupant ainsi le village du nécessaire approvisionnement en or bleu. Les paysans doivent désormais payer le prix fort pour une eau jusqu’à lors gratuitement disponible. Pour passer le temps, Memo écoute des conversations satellites via une antenne pirate sur le toit du domicile familial. Par le biais de ces voix du monde, il rêve par procuration des États-Unis, d’autant plus inaccessibles que la frontière en est fermée depuis longtemps. Jusqu’au jour où il capte une conversation militaire. Son intrusion est vite repérée et les services de renseignement américains ont tôt fait de localiser le jeune homme. La suite est pure routine pour l’armée US : Memo est qualifié de terroriste, un drone est donc envoyé pour l’éliminer et cette mission aérienne est filmée et retransmise comme programme de divertissement sur les télévisions américaines. Le missile largué par le drone détruit la maison familiale, tuant par la même son père, dont les caméras du drone filment l’agonie. Rongé de culpabilité, Memo s’exile à la ville frontière de Tijuana où il veut se faire « noduler » – relier son système nerveux au net – pour pouvoir travailler et envoyer de l’argent au reste de sa famille. Il rencontre et se lie d’amitié avec Luz, jeune femme « écrivain » qui met ses souvenirs en vente sur le net. Pendant ce temps, Rudy Ramirez, le pilote à distance du drone se remet en question depuis qu’il a vu mourir son « ennemi ». Le doute s’insinue, les remords aussi : il a ôté une vie. Il cherche à en savoir plus sur Memo et achète les souvenirs mémoriels de Luz.

Ce très beau film de science-fiction mexicain brasse large. Il réussit à regrouper sans aucune lourdeur et à intégrer à une fiction cohérente et à niveau humain de nombreuses problématiques de notre société contemporaine par le prisme grossissant de l’anticipation. On y retrouve ainsi le marché de l’eau et sa privatisation, les questions des migrants, de la fermeture des frontières, de la délocalisation du travail, de l’aliénation, notamment par le net, de la marchandisation des corps et de l’esprit (la vente des souvenirs), le trauma de guerre, la dissimulation médiatique de la réalité de la guerre (les victimes ne sont pas montrées, un discours unilatéral présente toujours l’autre comme « ennemi » ou « terroriste »), le glissement de l’information au divertissement (les opérations des drones sont mise en scène dans un show télé), le discours belliciste et glorificateur de la politique interventionniste américaine, la dualisation nord-sud… La liste n’est sans doute pas exhaustive ! Mais, répétons-nous, à aucun moment ces thèmes ne s’imposent à nous dans le déroulé de l’intrigue.

Décidément, le cinéma mexicain atteste régulièrement de sa vitalité ces dernières années. Ici, on pourrait presque le classer dans la catégorie du cyberpunk, mais dénué de l’ambiance glauque de ce genre créé à l’aube des années ’80 et qui, par certains de ses aspects, intègre petit à petit notre quotidien : la vente des souvenirs, ce n’est guère plus que l’équation « e-bay plus Facebook ». Toute la force de SLEEP DEALER est de toujours rester centré sur l’humain, de refuser l’effet gratuit, la belle image creuse, le grandiloquent désincarné. Le futur de SLEEP DEALER parle de nous, du monde dans lequel on vit et de celui vers lequel on s’achemine rapidement. Il cristallise au sein d’une fiction divertissante des enjeux complexes auxquels, trop souvent, nous refusons de nous confronter, à propos desquels nous n’avons pas toujours d’avis, contre lesquels nous ne nous battons pas assez.

Certes, SLEEP DEALER n’a pas bénéficié des moyens d’un blockbuster, ce qui se voit parfois dans certains effets spéciaux. Pourtant, il s’en tire honorablement. De toute façon, les effets sont ici cantonnés à la place qu’ils ne devraient pas quitter : des adjuvants au service de la narration et non des protagonistes en soi. Une bonne intrigue, des personnages charpentés, un substrat thématique, voilà ce qui fait un bon film, toutes qualités ici réunies. Le Brussels International Fantastic Film Festival (BIFFF) ne s’est donc pas trompé en le programmant (hors compétition hélas) à sa 27e édition.


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- Article rédigé par : Philippe Delvaux

- Ses films préférés : Marquis, C’est Arrivé Près De Chez Vous, Princesse Mononoke, Sacré Graal, Conan le Barbare

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