Un texte signé Éric Peretti

- 2014

DossierFestival Black Movie 2014

Uruphong Raksasad : Rencontre avec un utopiste

Plus qu’un film, AGRARIAN UTOPIA est une philosophie de vie dont le titre résume pourtant l’impossibilité à long terme. Invité lors de la quinzième édition du festival Black Movie, le réalisateur Uruphong Raksasad nous parle de son œuvre, de son pays et de sa vie.

Sueurs Froides : AGRARIAN UTOPIA est un film fascinant dont on se demande souvent s’il ne s’agit pas d’un documentaire. Comment s’est déroulé le tournage ?

Uruphong Raksasad : Tout a commencé lorsque j’ai envoyé une proposition au Fond Hubert Bals via le Festival de Rotterdam. Ce fut un coup de chance car je n’avait envoyé que des photos montrant l’agriculture en Thaïlande en disant que je voulais transformer ces images en en film. Ils m’ont donné les fonds pour mener à bien le projet. Si je voulais raconter l’histoire de l’agriculture en Thaïlande, je n’avais pas de véritable récit au début. Mais je ne voulais pas faire un documentaire, j’aime la fiction. J’ai commencé par louer un terrain qui servira de décors et j’ai engagé de véritables fermiers pour s’en occuper. À ce moment j’ignorais encore vers où allait se diriger l’histoire et j’adorais ça, je voulais juste capturer la vie quotidienne de ces fermiers dans ce magnifique décors naturel. J’ai tourné durant un an mais seulement le week-end, j’arrivais le vendredi soir à la ferme pour en repartir le dimanche soir. J’ai développé l’histoire au fur et à mesure, en incluant certains événements réels ou en créant parfois des discussions afin d’amener aussi le film sur un terrain politique qui allait lui servir de toile de fond. Comme c’était un très petit budget, un film indépendant, il était plus facile d’utiliser un style documentaire pour mettre en scène cette histoire.

Sueurs Froides : A-t-il été facile pour les fermiers de se retrouver devant une caméra ?

Uruphong Raksasad : Oui, j’avais même essayé de les faire jouer mais ça ne marchait pas. Je les ai donc laissé juste œuvrer en enregistrant le quotidien, et si quelque chose d’intéressant arrivait et que je le ratais, je leur faisais parfois refaire. Ils ont aussi apporté des éléments au récit comme pour la scène où ils prennent le petit déjeuner et que le père explique qu’à sa mort il ne veut pas de grandes funérailles (c’est une tradition, dans le nord de la Thaïlande, d’organiser de grandes et très coûteuses funérailles lorsque quelqu’un meurt dans le village, tout le monde donne de l’argent). J’avais entendu qu’il parlait de ça et je lai utilisé dans le film.

Sueurs Froides : Mais pour le personnage du professeur, qui est le véritable utopiste du film, tu as fait appel à un acteur ?

Uruphong Raksasad : Non, ce n’est pas un acteur du tout. C’est d’ailleurs le personnage le plus réel du film, plus encore que les fermiers. J’ignorais qu’il vivait à côté des lieux du tournage lorsque j’ai commencé. Mon idée de départ comportait juste deux familles, mais il est si particulier que je l’ai invité à participer au film. C’était un professeur et les gens continuent de le nommer ainsi. Il a aussi étudié l’agriculture moderne à l’université avec l’usage de produits chimiques. Mais ce n’est pas bien, alors il travaille d’une autre façon, plus ancienne. Toutes les fermes autour de lui utilisent des engrais chimiques. Il m’a raconté qu’au milieu de la nuit, il doit parfois se lever pour se réfugier dans les canaux d’irrigation de ses champs pour fuir la puanteur provoquée ces engrais et que le vent lui apporte. C’est très dur pour lui, les gens se moquent de lui car c’est le seul à vivre et à travailler de cette façon. Il correspond un peu à mon état d’esprit. J’ai d’ailleurs gardé le contact avec lui, il est marié maintenant et il élève aussi des poulets qui serviront pour les combats.

Sueurs Froides : Si ton film montre les dures conditions de vie des fermiers, il n’est en revanche pas dénonciateur du système, ni donneur de leçon.

Uruphong Raksasad : Un film doit être ainsi, ne pas donner de leçon. Les gens doivent penser par eux-mêmes. Je ne voulais pas faire un film seulement pour le public mais aussi pour moi. La plupart des choses que vous voyez dans le film proviennent de mes souvenirs, et je voulais les revoir à nouveau. Ce film, qui est un voyage personnel dans ma mémoire, reflète aussi ma personnalité. Je suis quelqu’un de calme qui ignore ce qui est bien ou mal.

Sueurs Froides : Les fermiers ont-ils aimé le film ?

Uruphong Raksasad : Ils ont aimé le film. La première projection s’est déroulée dans le village où j’avais invité tout le monde, et tous sont venus. Le film leur a rappelé le passé, l’époque où on utilisait des buffles d’eau et pas des machines.

Sueurs Froides : Les choses ont-elles tellement changées ?

Uruphong Raksasad : 97% des paysans ont des dettes et plus de la moitié travaillent pour quelqu’un d’autre. L’écart entre les propriétaires et les employés se creuse de plus en plus. Lorsque nous avons voulu ouvrir notre pays à la modernité, nous avions un plan : les gens ont acheté des machines, des fertilisants et le gouvernement a très facilement mis en place des prêts pour acheter des terres. Au début c’était facile car la terre était très bonne et les premières récoltes de bonne qualité. Mais avec l’usage des fertilisants, la qualité a chuté. Et le style de vie a changé, dans le temps, on cultivait le riz pour le manger soi-même. C’est très fatiguant de cultiver du riz, ça demande beaucoup de travail et d’efforts mais ça ne rapporte pas autant que ça. Avant, ce que l’on cultivait suffisait pour vivre une année, on achetait juste quelques légumes pour accompagner. Maintenant on vend le peu de riz que l’on récolte et on se retrouve sans rien à manger. Les remboursements ne peuvent plus se faire car il faut garder de l’argent pour acheter de quoi vivre et les dettes s’accumulent.

Sueurs Froides : Le titre anglais du film pose d’emblé le constat de l’impossibilité, est-il une traduction littérale du titre thaïlandais ?

Uruphong Raksasad : Le titre thaïlandais est très similaire mais il implique une notion d’harmonie entre l’homme et la nature dans un sens plus paradisiaque. Le titre anglais, qui est très juste aussi, est plus ironique. Pour ma part, je préfère le titre thaï qui est plus idyllique.

Sueurs Froides : Tu as dit que l’agriculture était le plus noble des métiers, tu le penses toujours ?

Uruphong Raksasad : Oui, mais dans la réalité de notre monde c’est utopique. Il faut de l’argent pour tout maintenant. L’agriculture, si elle permet de se nourrir, ne rapporte pas assez pour vivre et est méprisée de nos jours.

Sueurs Froides : Ton film me fait parfois penser à celui de Terence Malick, LES MOISSONS DU CIEL (Days of Heaven, 1978)

Uruphong Raksasad : AGRARIAN UTOPIA est une sorte de mélange d’influences provenant de films thaïs sur l’agriculture comme SON OF THE NORTHEAST (Look Isan. Vichit Kounavudhi, 1982), du film de Malick mais aussi du documentaire LA TERRE DES ÂMES ERRANTES (Rithy Panh, 2000). Ensuite, j’ai crée mon propre style en ajoutant une fiction.

Sueurs Froides : Il n’y a pas de musique artificielle pour accompagner les images, juste celle de la nature. Il y a même un moment, lorsque la pluie se met à tomber, où il n’y a plus de son du tout.

Uruphong Raksasad : Je ne pouvais pas enregistrer le son car le bruit de la pluie était trop fort lorsqu’elle tombait sur le micro. J’avais réenregistré une ambiance sonore par la suite. Mais au montage, j’ai trouvé que cette scène fonctionnait mieux sans aucun son. Dans un film hollywoodien, on met de la musique tout le temps, pour rehausser les images. Parfois ce n’est pas nécessaire, les images ont leur propre musique.

Sueurs Froides : Le montage a du être compliqué si le tournage s’est étalé sur un an.

Uruphong Raksasad : J’avais environ 110 heures de rush, et comme je tournais moi-même, je savais déjà quelles scènes étaient susceptibles d’intégrer le récit. Un film est une succession de plans qui deviennent des scènes, des séquences. Souvent, je savais que tel ou tel plan ne mènerait à rien et ne serait pas dans le film. Le premier montage faisait quatre heures avec une histoire compréhensible. Ensuite, je suis revenu sur place pour retourner certaines scènes afin de combler certaines séquences que je voulais développer, et j’en suis arrivé à ce montage de presque deux heures.

Sueurs Froides : Depuis tu as tourné un autre film.

Uruphong Raksasad : J’ai un nouveau film qui sera présenté au Festival de Rotterdam en première mondiale, THE SONG OF RICE. C’est un vrai documentaire, pas une fiction. Il est plus abordable pour le public, parle de la culture du riz en Thaïlande, et il y a de la musique.

Sueurs Froides : Comment vois-tu ton futur ?

Uruphong Raksasad : Je suis retourné dans mon village et j’ai un peu de terre à moi que je cultive avec ma mère et ma femme. Je suis maintenant un fermier, je fais beaucoup de travail moi-même et de temps en temps j’engage d’autres fermiers pour m’aider. Je n’ai pas de plan pour le futur. C’est difficile de faire des films en Thaïlande. Il est aussi difficile de vivre de l’agriculture. On arrive à manger mais ce n’est pas assez. Il faut un travail plus stable, donc je dois faire autre chose. En même temps je ne veux pas quitter ma terre, je ne veux pas retourner travailler en ville. Je ne veux plus aller dans les festivals pour accompagner mes films. Je l’ai beaucoup fait à l’époque de la sortie de AGRARIAN UTOPIA. Aujourd’hui, cinq ans après, je suis ici car Pen-Ek Ratanaruang m’a proposé pour sa carte blanche du festival. Mais j’ai hâte de rentrer, retrouver ma mère, ma femme et surtout mon fils de trois ans qui me manque beaucoup.

Merci à Uruphong Raksasad pour cette interview.
Merci à Antoine Bal pour l’organisation de l’interview.
Merci à Sarah Delmenico pour son indispensable traduction.


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- Article rédigé par : Éric Peretti

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